Soudan du Sud : la perspective des élections s’éloigne

REPORTAGE. À quoi sert le débat démocratique alors que les dirigeants, manquant de volonté politique, sabordent le scrutin prévu en décembre prochain ?

Depuis son indépendance, il y a onze ans, un vent de liberté souffle sur le Soudan du Sud. Ce pays à majorité chrétienne était auparavant rattaché au Soudan, lui-même sous la férule d’une dictature militaro-islamiste jusqu’en 2019. Aujourd’hui encore, les enceintes crachant de la musique jour et nuit sur les marchés, les tenues vestimentaires décontractées et les discothèques de Juba dénotent avec la relative austérité de Khartoum. La politique demeure en revanche un sujet tabou, se mêlant rarement au brouhaha des rues de la capitale – quand les Soudanais multiplient, eux, les manifestations pour réclamer un gouvernement civil depuis le coup d’État d’octobre.

Les services de renseignements sud-soudanais sont en effet autorisés à interpeller quiconque sans mandat d’arrêt. Tandis que les deux ex-chefs rivaux, le président Salva Kiir et son premier vice-président Riek Machar, semblent repousser volontairement le premier scrutin national, censé se tenir en décembre.

Un vote redouté par le sommet de l’État

« Le SPLM de Salva Kiir ne veut pas mettre en place d’élections, car il craint de perdre du pouvoir. Les citoyens voient bien qu’il n’a instauré aucun service public pour eux. L’éducation ou les hôpitaux, par exemple, sont fournis par les ONG et les donneurs. Le ministère de la Santé n’a pas acheté de médicament depuis 2013 ! », s’indigne Bol Joseph Agau. Ce député d’opposition décèle la même réticence du côté de Riek Machar. « Son parti, le SPLM-IO, a seulement accès aux endroits où son armée est implantée, principalement dans l’État du Nil Supérieur. Le Dr Riek risque donc également de perdre du pouvoir s’il se confronte aux urnes », poursuit Bol Joseph Agau.

Par conséquent, les prérequis aux élections fixés par l’accord de paix de 2018 tardent à être implantés. Ni le recensement de la population, ni le retour des 4 millions de réfugiés et déplacés internes, ni la rédaction de la Constitution n’ont encore été entrepris. La délicate tâche d’unifier les forces armées piétine aussi, malgré la signature d’un pacte en ce sens début avril. « Les principaux défis concernent le manque de bonne volonté de la communauté internationale, les ressources et les financements pour instaurer les termes de l’accord », justifie Eche Barri Wanji, un député membre du parti présidentiel, le SPLM.

Le risque de replonger dans la guerre

Son collègue du SPLM, Majur Babur, estime néanmoins que le scrutin pourrait avoir lieu à temps. « Le recensement est important, mais il ne peut pas empêcher les élections. Nous pouvons utiliser des projections, comme celles du Fonds des Nations unies pour la population. Nous ne pouvons par ailleurs pas forcer les réfugiés à rentrer mais nous leur ferons parvenir des urnes. Enfin, il n’existe jamais de sécurité absolue à l’échelle mondiale », insiste le parlementaire, en citant les dix-neuf enfants abattus au Texas le 24 mai.

De nombreux observateurs craignent pourtant que voter dans un tel climat d’instabilité et de manque de confiance ne ravive les braises, jamais complètement éteintes, de la guerre civile qui a ravagé la plus jeune nation du monde à partir de 2013. « Ce serait un désastre, alerte Gai Mayen Luk, un député membre du SPLM-IO du vice-président. Les armées demeurent loyales à leurs commandants respectifs et pourraient s’affronter en cas de résultats contestés. Ce qui nous ramènerait à la situation de 2013. La meilleure solution reste d’implanter l’accord de paix », affirme-t-il en brandissant le pacte d’une centaine de pages.

Un climat de terreur

Beaucoup tiennent les deux anciens frères ennemis responsables du statu quo. « Ils veulent se maintenir au pouvoir pour conserver leur immunité et éviter de se confronter à la justice », résume une opposante qui a elle-même été détenue arbitrairement. Et accuse « les lois sécuritaires conférant de larges pouvoirs aux services de renseignements qui recourent aux disparitions forcées, aux arrestations sans mandat et vont jusqu’à assassiner les voix dissonantes. Peu importe nos relations politiques, personne n’est épargné. »

Dans ce contexte, rares sont ceux qui osent dénoncer publiquement leurs responsables politiques. Une minorité d’activistes, souvent des jeunes ayant grandi et étudié au Kenya ou en Ouganda voisins pendant la guerre, demeure cependant accrochée à l’espoir de démocratie. « Les élections figurent dans l’accord de paix et nous ne cesserons d’en parler à chaque minute qui nous sera accordée. Nous ferons en sorte que tous les points de ce document se concrétisent, y compris les élections. Le chapitre 2 sur la réforme de la sécurité est très important. Si nous sortons de ce climat de peur, les politiciens pourront faire campagne sans crainte », détaille Meen Mabior Meen. Ce chanteur appartient au collectif pro-démocratie « Ana Taban » (« Je suis fatigué » en arabe), dont plusieurs membres ont dû se réfugier à l’étranger face aux menaces de l’État.

Une jeunesse déterminée

Preuve que le débat politique n’est pas totalement enterré, les députés du SPLM-IO ont entamé, le 31 mai, leur deuxième boycott du Parlement de l’année. Ils protestent, cette fois, contre le passage en force d’une loi visant à évincer les petits partis. Un désaccord susceptible d’entamer les bonnes relations qu’entretiennent désormais le président et son vice-président. Et donc de faire vaciller une paix aussi fragile qu’inachevée.

À 29 ans, Yar Telar, une députée du SPLM-IO, incarne la jeunesse qui refuse de céder à la pression. « Cela peut paraître difficile. Mais je crois à la détermination de ma génération. Nous apprenons des erreurs de nos pères qui se sont battus pour l’indépendance et nous espérons être en mesure de continuer ce qu’ils ont fait », assure la jeune femme. Avant d’ajouter, à l’adresse du duo de leaders accusés d’instrumentaliser les conflits intercommunautaires : « C’est aux Sud-Soudanais de décider ce qu’ils veulent, rester divisés ou s’unir. » Une injonction qui s’applique à leurs ex-compatriotes du Nord, dont les clivages politiques bénéficient aux putschistes.

Par notre envoyée spéciale à Juba, Augustine Passilly – Le Point Afrique

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