Interview. La France et la Belgique lâchent leurs organisations musulmanes

L’année se clôture sur des crispations, entre les représentations du culte musulman et les pouvoirs politiques, que ce soit en France ou en Belgique. Volonté de mettre au pas les organisations, tentative de les réorganiser ou simples enjeux électoralistes dans des pays où l’islamophobie devient de plus en plus un argument de campagne ? Islamologue et anthropologue, Farid El Asri analyse ces éléments.

Sale temps pour les représentants de l’islam en Europe. En effet, ces derniers mois ont vu des tensions entre les gouvernements et les organisations musulmanes. C’est le cas en Belgique avec l’EMB, Exécutif des musulmans de Belgique. Mais aussi en France avec le CFCM, le Conseil français du culte musulman. Les points communs sont nombreux. Ce qui est appelé l’islam consulaire est vilipendé, les financements étrangers sont traqués, le casting des leaders des organisations musulmanes éplucher, avec l’obligation de montrer patte blanche d’un point de vue idéologique et du point de vue de la compatibilité avec les lois de la République française ou du Royaume belge.

Les musulmans sont quant à eux pris en sandwich entre leurs organisations qui ne font pas l’unanimité au sein de la communauté et un pouvoir politique de plus en plus offensif contre l’islam radical, l’islam politique, et qui s’attaque désormais même aux représentants musulmans les plus consensuels. Invité de l’émission Faites entrer l’invité, spéciale Marocains du monde sur Radio 2M en partenariat avec Yabiladi, l’islamologue et anthropologue à l’Université internationale de Rabat (UIR) Farid El Asri analyse ce virage politique.

Comment vivez-vous en tant que Belgo-marocains cette descente aux enfers des organisations du culte musulman en Europe, après une si longue et chaotique construction ?

Je dirais que c’est une presque-surprise. La situation est structurellement compliquée. Ce qui est important à mon sens, c’est de prendre en considération que la manière dont les choses ont été fabriquées, que ce soit en Belgique ou en France, nécessite de mettre un ensemble d’acteurs autour de la table, notamment les politiques. C’est cynique de voir aujourd’hui la manière dont les choses sont gérées, comme si c’étaient les organisations musulmanes qui s’étaient elles-mêmes réunies et tenté de mettre en place un certain nombre de choses, à savoir l’organisation du culte musulman en France et en Belgique.

Cette manière d’éviter le débat et d’éviter de s’impliquer dans l’origine même de la problématique est à mon sens intéressante à analyser. On se rend compte aussi que dans la phase de l’organisation des associations et des institutions musulmanes, nous sommes passés à un second stade de la fabrique de l’institutionnalisation du culte musulman. Cette phase est difficile à traverser, avec des arguments mobilisés aujourd’hui avec un parfum et une ambiance qui renvoient à d’autres choses que l’analyse d’un objet, qui en soit problématique. Je pense que c’est une ambiance généralisée, autour d’un climat qui n’est pas du tout apaisé et qui a foncé, me semble-t-il, sur la problématique de l’islam de manière générale en Europe.

Après plus d’un demi-siècle d’encrage et d’émergence de citoyens européens de confession musulmane, on se rend compte à quel point le gap est très important. C’est cette fracture-là que je trouve intéressante à voir, entre le degré de pénétration des musulmans dans le paysage européen et le degré de crispation du processus d’institutionnalisation et de la reconnaissance d’une réalité visible dans le paysage public aujourd’hui.

Vous vous dites surpris par ce retournement de la situation. Vous êtes aussi déçu en tant que Belge de confession musulmane, puisque cela reporte à plus loin l’organisation du culte et l’intégration finalement d’une religion nouvelle en Belgique ?

Je vous avoue que si c’est l’idée du partage d’une émotion ou d’un ressenti, c’est la lassitude qui domine. Comme je suis depuis longtemps ce processus-là et que je prends le pouls de ce que ressent un certain nombre de citoyens musulmans, je comprends leur émotion. C’est une sorte de lassitude, ils n’y croient pas car on voyait de loin que l’angle pris n’était pas le bon. Cela ne fait que confirmer le degré de crise, avec toute la débandade interne, les bras-de-fer… On peut avoir évidemment une critique interne, mais aussi des interférences externes au point de défigurer ce mécanisme-là.

C’est ce décalage entre les valeurs et les principes, ainsi que la pratique et toutes les politiques politiciennes qui s’appliquent aujourd’hui à ce dossier très sensible. C’est une sorte de lassitude d’être mis aussi de côté, parce qu’i y a une dynamique musulmane très présente dans la réalité européenne, pas seulement en France et en Belgique, et elle n’est pas impliquée dans le dossier. Donc il n’y a pas de projet pour les musulmans sans les musulmans, alors qu’il existe de vraies forces institutionnelles présentes dans le paysage et qui ne sont pas nécessairement impliquée. C’est beau de dire qu’on prône une réalité locale et non étrangère, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Ce sont des discours en apesanteur des réalités.

On parle beaucoup d’«islam consulaire». Il est vilipendé aujourd’hui, mais on craint en même temps un «islam radical», wahhabite, le tabligh et les Frères musulmans. Fait-on fausse route selon vous ?

Dans tout processus d’institutionnalisation ou dans la perspective d’une institutionnalisation de l’islam dans le paysage belge ou français, le plus important est de ne pas avoir une mémoire courte. L’arrivée de la dynamique wahhabite était non pas institutionnalisée par des citoyens d’origine étrangère, mais une volonté au plus haut niveau de l’Etat. La reconnaissance de l’islam en Belgique a été faite avec l’arrivé du roi saoudien et l’ouverture du Centre culturel islamique de Bruxelles. C’était un islam de la diplomatie et ce ne sont pas les dynamiques musulmanes locales qui l’ont instauré. La deuxième dimension c’est qu’il faut aussi une lecture sociologique du phénomène. Des personnes progressivement ancrées dans le paysage sont malgré tout ancrées dans une réalité qui leur appartient et qui est leur pays d’origine. Le fait de maintenir un lien me semble tout à fait normal.

Après, il faut voir le degré d’interférence, mais aujourd’hui lorsqu’on voit le cas de la Belgique ou de la France, on y retrouve des mosquées avec des origines, pakistanaises, marocaines ou même régionalisées. Cette dynamique sociologique est la réalité d’un héritage de la première génération de migration et ceci change progressivement. Mais l’idée de maintenir un lien ne semble pas problématique, à partir du moment où ceci est clair et bien établi sur la base de ce que nous voulons. Si on est très regardant sur quelques détails comme le financement étranger par exemple, imaginons dans toute hypothèse, des personnes d’origine étrangère qui se sont collectivement associées et qui obtiendraient un financement radical de l’étranger, ça s’appelle le PSG !

Ce qu’on accepte pour le foot, on le refuse pour les religions, en somme…

C’est dire qu’il faut savoir raison garder. On ne peut pas demander des solutions miracles. Il faut un accompagnement car la problématique qui se pose est le phénomène de transition sur la perception du musulman aujourd’hui. On est passé d’un travailleur étranger dans les années 1960, à un immigré dans les années 1970, début des années 1980 et lorsqu’il a fallu passer au stade du citoyen à part entière, il y a eu les attentats du 11 septembre et toute la question de la sécurité qui a empêché de percevoir l’autre comme citoyen.

Il y a un climat aujourd’hui qui peut générer des formes de xénophobie, d’islamophobie et il y a une méfiance. Je pense que plus l’ancrage définitif des musulmans dans le paysage européen va se réaliser de façon constructive, plus les crispations vont être fortes. Il faut garder à l’esprit que la représentation musulmane est minoritaire d’un point de vue démographique et qu’elle regroupe des contrastes par rapport à l’identité collective. Il y a une forme de repli identitaire d’une majorité et on le voit avec la vague des campagnes présidentielles. Il faut analyser le type de discours tenus aujourd’hui ; c’est intéressant à étudier comme mécanisme de repli d’une majorité.

Tout cela joue en défaveur de l’intégration des musulmans en Europe ?

Absolument, plus ça marche et moins ça va marcher. C’est la problématique de fond : on entend des discours sur le grand remplacement, dans un climat anxiogène. La musulmanité aujourd’hui en mouvement, avec tous les contrastes qui peuvent se poser, est constituée de réalités avec lesquelles il faut composer et qu’on doit gérer d’un point de vue sécuritaire, dans le cas de l’extrémisme violent, mais tout ceci ne doit pas non plus ostraciser la réalité d’une majorité et la réalité d’un débat beaucoup plus global. Aujourd’hui, les systèmes et les valeurs dans lesquelles nous sommes aujourd’hui sont en crise et en questionnement.

Sur le financement justement, il y a deux éléments qui paraissent problématiques dans les sociétés belge et française, c’est le financement de pays étrangers et des groupes d’influence, puis les financements opaques ou qui vont directement à des représentants du culte. Les gouvernements ont raison de serrer la vis ou est-ce un moyen de discréditer ces représentants ?

La problématique de fond qui se pose pour moi est le retour en force de l’époque de Napoléon. On somme les musulmans de répondre à une série de questions pour pouvoir valider ou pas leur intégration dans la société. La deuxième dimension c’est au nom de cette posture-là, on va se permettre de faire une forme d’entrisme et de remettre en question la logique même de la sécularisation et de la laïcité. On va pouvoir bricoler dans la question institutionnelle. On n’imaginerait pas une seule seconde que cela se passe dans la dimension du référentiel chrétien ou juif.

La troisième, sur la question du financement, il peut y avoir opacité, fraude ou détournement, et il y a des lois qui doivent s’appliquer dans ces cas-là. Il y a une demande de transparence qui doit être mise en évidence. Maintenant, ceci empêche-t-il qu’une institution ou une organisation qui tient une formation ou un voyage puisse avoir des financements qui viendrait d’un pays étranger ? La question est par exemple de voir s’il peut y avoir une double-diplomation pour la formation des imams, en France et dans un pays d’origine. Pourquoi pas comme cela se fait au Maroc ?

Le Maroc joue un rôle justement mais on a l’impression qu’on pointe du doigt des organisations qui étaient au départ des partenaires solides et de longue date dans l’accompagnement de l’organisation des instances du culte musulman en France ou en Belgique.

Je dirais qu’il y a une perception figée de ce qu’on appelle le pays d’origine. Les réalités évoluent, il y a une vraie dynamique. Même les rapports des personnes ancrées dans le paysage européen ont évolué. Tout ceci est à prendre en considération pour ne pas se tromper de réalités et ne pas que les étiquetages biaisent la réalité des choses. Aujourd’hui, les universités françaises ont des partenariats internationaux et elles ne peuvent être ancrées que localement de manière exclusive, alors que c’est ce qu’on demande aux musulmans aujourd’hui.

Ce n’est pas tout à fait innocent dans un climat anxiogène, où il y a des demandes de transparence et de sécurité. Les musulmans sont les premiers à le demander. Il suffit donc d’être vigilant par rapport à ce qui se passe et ne pas généraliser. Il y a des banques qui refusent l’accès ou l’ouverture d’un compte pour une mosquée, par simple principe de précaution, alors qu’on a tous les moyens de contrôle pour tracer tous ces éléments.

La Charte de l’islam de France a créé des remous. C’est une réelle volonté pour constituer un islam de France, quitte à tordre le bras aux musulmans, ou est-ce un processus pour préparer un enjeu électoral, à l’approche des présidentielles et se montrer irréprochable quant à la gestion sécuritaire du culte ?

Je pense que le climat de la présidentielle ne favorise pas beaucoup les choses. Dans les siècles passés, on a parlé de la ruée vers l’or. Je pense que la question de l’islam est un bon filon pour l’argumentaire politique. La problématique aujourd’hui est qu’on n’est pas dans une ruée mais une vraie industrialisation, à travers la machine médiatique et les discours politiques. Cela donne un effet de grossissement problématique.

Sur le contenu de la Charte, on peut débattre et discuter, mais c’est le mécanisme et le processus de mise en place qui ne fait que confirmer une forme de défiance en obligeant les organisations à signer, au risque que leur refus soit une preuve de non-intégration. Ce tour de force est en train de devenir une forme de domestication.

Au milieu de tout cela, il reste les musulmans de France et de Belgique, pris en étau entre deux directions, celle de l’organisation du culte à laquelle ils ne souscrivent pas tous forcément et celle qui est politique où ils ne se retrouvent pas. Que peut-on espérer pour ces communautés musulmanes ?

On a été jusqu’au bout d’un processus d’entrisme, de tensions et de crispations qui durent depuis plus d’une décennie. La prise de conscience des musulmans d’Europe serait de s’impliquer davantage pour faire valoir sa voix, de s’organiser pour porter cette voix collectivement et peut-être de développer un nouveau rapport de force, permettant de passer d’une logique de défiance vers une logique de confiance qui mettra en évidence tout le paradoxe de la charte. On appelle au dialogue, mais pas en forçant par le collet. Il sera important de créer un véritable levier qui commence à faire entendre des voix, par le biais de tribunes d’intellectuels, des associations qui organisent des meetings qui composent avec les différents acteurs, et fédérer toutes ces forces-là pour faire entendre un souffle qui existe déjà. Il est dans une réalité qu’on appelle une majorité silencieuse mais qui n’est pas tant silencieuse que cela.

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