Livres. Houria Bouteldja.. Beaufs et Barbares, le pari du nous

La militante vient de publier un nouvel essai, véritable succès de librairie : « Beaufs et Barbares, le pari du nous ». La cofondatrice du parti des Indigènes de la République, qu’elle a quitté en 2020, détaille ici quelques éléments de sa pensée politique.

Depuis l’appel des indigènes de la République en 2005, Houria Bouteldja ne laisse personne indifférent. « Indigéniste » et provocatrice pour ses détracteurs, militante décoloniale  pour des intellectuels et militants marxistes anti-impérialistes, sa pensée se décline à travers des tribunes, des débats, des interventions publiques en France et à l’étranger. Et dans des livres : en 2016, elle avait publié Les Blancs, les Juifs et nous : vers une politique de l’amour révolutionnaire, traduit en plusieurs langues et qui avait suscité de vives polémiques. Début 2023, elle a sorti Beaufs et Barbares, le pari du nous.

L’essai à la fois analytique et programmatique est un succès en librairie. Dans sa première partie, Bouteldja définit les conditions historiques ayant permis de mettre en place ce qu’elle appelle « L’État racial intégral ». Puis, reprenant à son compte la formule d’Antonio Gramsci sur le pessimisme de la raison, elle forme le pari d’unir dans une convergence des luttes les « beaufs » et les « barbares », c’est-à-dire les prolétariats blancs et non-blancs.

Houria Bouteldja, franco-algérienne, se situe elle-même comme objet de la construction socio-historique de la race. « Je suis une blanchie, dit-elle. En tant qu’ancienne colonisée, une part de moi appartient à l’histoire coloniale. Mais une autre partie appartient à l’histoire impériale, c’est-à-dire qu’en tant que Française, je suis de ceux qui profitent des rapports Nord-Sud. Par conséquent, je ne peux pas me permettre de dire ‘ mes frères et mes sœurs africains’. » Tout en admettant ce déterminisme, elle se veut aussi sujet, en tant que militante : « Mon combat consiste, en ciblant l’impérialisme, de pouvoir redire un jour que je suis leur sœur, mais je dois payer le prix de cette fraternité. » C’est à la fois sa vision et son projet qu’elle nous détaille en interview.

Houria Bouteldja : « Classe, race et genre sont des modalités du même système d’exploitation au service de la bourgeoisie »

Jeune Afrique : Vous avez été invitée par Le Média, vous êtes en pleine tournée des libraires, vous revenez de l’université américaine de Yale… Bénéficiez-vous de relais que vous n’aviez pas jadis ?

Houria Bouteldja : Je suis depuis longtemps invitée dans des universités en Europe, en Amérique, en Australie… Le problème, c’est la France. Cela dit, j’ai le sentiment que l’accueil a en partie changé. Mon précédent livre, Les Blancs, les Juifs et nous : vers une politique de l’amour révolutionnaire, a été boycotté par les libraires. Ce n’est plus le cas avec le dernier, qui ne souffre pas des mêmes attaques outrancières. Je rencontre un public très nombreux, divers, intéressé par la problématique du livre. Pour autant, aucun média de presse écrite de gauche n’a fait de recension. S’y sont seulement intéressés des journaux de droite et d’extrême-droite, avec la mauvaise foi qui les caractérise, et des médias dits communautaires. Seul Le Média m’a invitée. J’interprète cette ostracisation comme une lâcheté.

Pourquoi avez-vous choisi le titre Beaufs et Barbares ?

Ce sont avant tout des catégories qui ont été construites par le mépris de classe et par le mépris de race. « Beaufs », regroupe les petits blancs. « Barbares », les non-blancs. Les deux catégories constituent le prolétariat français. Ce ne sont pas des caractérisations officielles, mais tout le monde sait instinctivement ce que ces termes signifient. Ils recouvrent une réalité sociale dans notre territoire mental.

Quand vous est venue cette idée du « pari du nous » entre beaufs et barbares ?

Ce n’est pas nouveau. L’appel des indigènes de la République faisait déjà ce pari. Nous écrivions dès 2005 qu’il fallait aller vers la convergence des luttes. Le constat de départ était que l’« indigénat » n’était pas organisé politiquement et qu’il était nécessaire de créer un rapport de force. Comme l’affirmait le sociologue algérien Abdelmalek Sayad, « exister, c’est exister politiquement ». Tant que l’on n’existe pas politiquement, on ne peut pas prétendre à la convergence vers le prolétariat français. C’est un préalable à l’alliance pour constituer ce que nous appelons une « majorité décoloniale ».

Vous écrivez que c’est Alain Soral qui a vu la possibilité de l’alliance des beaufs et des barbares…

Soral a su capter les affects négatifs des petits blancs et des indigènes, des hommes en particulier. Il est le premier à avoir fait converger deux catégories antagonistes, au sens où elles ne sont pas politiquement unies. Beaufs et barbares sont socialement en bas de l’échelle sociale mais ne sont pas alliés dans la lutte. Si l’on n’est pas capable de capter les affects, on ne peut pas faire de politique et, en cela, l’extrême-droite a hélas une avance sur l’extrême-gauche.

IL EST POSSIBLE DE CONSTRUIRE UN PROJET POLITIQUE AVEC DES RÉFÉRENCES RELIGIEUSES ET SPIRITUELLES

Vous commencez votre livre en citant un hadith rapporté par Mouslim et l’Apocalypse selon Saint-Jean. Votre analyse est marxiste. N’est-ce pas contradictoire, puisque Karl Marx qualifiait la religion d’« opium du peuple » ?

Des synthèses ont été faites en Amérique latine entre marxisme et théologie de la libération. Je ne vois aucun problème à la fusion des deux. La séparation entre le matériel et le spirituel est une idée très moderne, très occidentale et particulièrement française. Il est possible de construire un projet politique avec des références religieuses et spirituelles. La modernité occidentale nous assèche moralement et spirituellement, elle a combattu toutes les formes de transcendance concurrentielle. On a une seule divinité légitime, le capitalisme.

Vous évoquez la trahison de la Troisième Internationale par le PCF et la CGT à part deux épisodes, la guerre du Rif et l’Étoile nord-africaine. Pourquoi alors faire confiance à la gauche ?

Contrairement à ce que préconise l’idée communiste, le communisme réel s’est laissé nationaliser. Il a perdu son horizon internationaliste. Cette nationalisation s’est faite sur le dos des peuples sous domination impérialiste. Ce qui est négocié entre la bourgeoisie et la société politique, c’est le partage de la rente impérialiste, ce qui signifie que le monde ouvrier blanc n’est pas innocent. Mais nous avons en commun avec l’idée communiste d’être anticapitaliste. Si on veut combattre la modernité occidentale, qui est à l’origine de la disparition de peuples entiers, de massacres génocidaires, de la dévastation de la Terre, des guerres, de la colonisation, de l’esclavage, on doit s’opposer radicalement à la base de son système économique qui est le capitalisme. Maintenant, il ne s’agit pas de faire confiance à la gauche, il s’agit de la transformer.

Je vous cite : « Avec les blancs, petits et grands, au travers de leurs organisations ou de leurs représentations diverses, il faut toujours rester aux aguets. Ni complaisance, ni paranoïa. » Le pari du nous est-il un acte de foi ?

C’est absolument un acte de foi. À partir du moment où on se dit militant, on cherche l’espoir. Une idée est au fondement de ma pensée : les choses ne sont pas figées. Même s’il y a un État racial intégral qui fait peser d’énormes déterminismes sur nous, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’espace de liberté et de choix. À partir du moment où les catégories raciales sont construites, cela veut dire aussi qu’on peut les déconstruire. Qu’est-ce qui peut le permettre ? La lutte.

Vous parlez de l’asymétrie des affects entre « Beaufs et Barbares », les blancs étant chargés de négativité. Cela est-il de nature à vous inquiéter ?

Les signaux indiquant que nous avons raison de croire existent, comme le mouvement des « gilets jaunes ». L’opinion française subit une offensive islamophobe incroyable depuis 25 ans. On aurait pu croire que la priorité des petits blancs serait de militer contre les Musulmans. Mais pas du tout, les manifestants avaient des griefs contre l’État et la vie chère. Ils visaient le gouvernement. Cela ne signifie pas qu’ils n’étaient pas du tout islamophobes mais que leur priorité n’était pas là. C’est ce qui me rend optimiste. Je pense qu’une part du peuple peut être transformée positivement si tant est que l’on soit capable de lui proposer un projet.

CLASSE, RACE ET GENRE SONT DES MODALITÉS DU MÊME SYSTÈME D’EXPLOITATION AU SERVICE DE LA BOURGEOISIE

Vous écrivez : « Voter dans une démocratie occidentale, c’est voter blanc ». Est-ce toujours le cas ?

Oui. Telles que les élections sont organisées et tel que le champ politique est constitué, lorsqu’on vote, on vote blanc. Dans mon livre, j’ai aussi précisé que « voter extrême-gauche, c’est rare ». Quand on vote pour l’extrême-gauche, on vote moins blanc que le reste car elle est censée être internationaliste, même si elle a ses angles morts eurocentrés. C’est néanmoins le camp politique qui permet le plus de s’arracher à la blanchité.

Pouvez-vous nous expliquer ce que vous appelez « blanchité » ?

Noir ou blanc, tout est construction. Ce sont des catégories produites par l’Histoire, en l’occurrence l’histoire de l’esclavage et de la colonisation. Elles ne sont pas figées. Les Irlandais n’ont pas toujours été blancs, ils le sont devenus quand ils sont allés en Amérique. Pour acquérir un statut social aux États-Unis, il fallait avoir des esclaves noirs et c’est pour cela que les Irlandais sont devenus blancs. Ils auraient pu rester des esclaves blancs, le processus de racialisation a transformé le critère de peau en critère social.

Vous vous inscrivez d’ailleurs en faux contre l’idée que l’on vous prête parfois de hiérarchiser entre classe, race et genre…

En effet, il n’y a pas de hiérarchie : classe, race et genre sont des modalités du même système d’exploitation au service de la bourgeoisie. Parfois, cela prend le visage de la classe, parfois de la race, parfois du genre, mais tout est imbriqué. Le but est que la classe dirigeante tire profit des différentes formes d’exploitation, qu’elle met en opposition par ailleurs.

Comment pourrait-on ne plus voter blanc ?

Il faudrait qu’émerge une proposition décoloniale anti-impérialiste, qui remette en cause les structures de l’État-nation, le racisme structurel de l’État français et son hétérosexisme.

Vous avez appelé à voter pour Jean-Luc Mélenchon. Est-ce aussi voter blanc ?

Voter Mélenchon, c’est toujours voter blanc, cela ne fait aucun doute. Il reste dans le champ politique blanc, au sens où il ne fait pas pour l’instant de proposition anti-impérialiste, ne remet pas en cause la domination française, la Françafrique. Toutefois, Mélenchon, représentant la gauche radicale la plus puissante, est celui qui va le plus loin dans une proposition antiraciste, lorsqu’il dénonce les violences policières et l’islamophobie. C’est lui qui fait la proposition politique la plus intéressante aux non-blancs aujourd’hui. Dont acte.

Selon vous, le défaut dans la cuirasse de l’État racial intégral est l’Union européenne. Pourquoi souhaitez-vous un Frexit ?

Ce que le Frexit apporte dans un premier temps, c’est la fragilisation du bloc au pouvoir. Au sortir de la guerre en 1945, parce que les nations coloniales perdaient leurs colonies et donc leur avantage économique, elles ont décidé de rassembler leurs forces autour de l’Union européenne pour maintenir leur domination sur le Sud. Le projet européen est d’abord un projet impérialiste et capitaliste. Je suis une anti-impérialiste, donc je suis contre l’Europe par principe, qui continue d’imposer des traités parfaitement inégaux aux pays du Sud. On les exploite et on les vole, quand on n’envoie pas directement nos armées et nos bombes.

La deuxième chose est qu’à partir du moment où j’identifie l’Europe comme le lieu de la solidarité des nations capitalistes, je sais que le refus de cette Europe et le retour à l’échelle nationale est une manière de fragiliser les élites au pouvoir, qui ont un désir d’Europe. En revanche, les classes populaires, qu’elles soient de sensibilité d’extrême-droite ou de gauche, ont voté ensemble contre le traité constitutionnel de 2005. Une conscience de classe pousse les classes populaires à être contre l’Europe. Il y a un désir de retourner à la nation. L’Europe, anti-démocratique, est une entrave à la puissance populaire. Dans les banlieues périphériques ou dans les campagnes, les directives européennes libérales nous obligent à fermer nos services publics, comme nos hôpitaux, nos crèches… Revenir à l’échelle nationale, c’est une manière de rapatrier le pouvoir et de le garder à vue. Mais revenir à l’échelle de la nation, c’est aussi pour mieux la combattre.

IL FAUT RECONNAÎTRE LE DÉSIR DE NATION ET NE PAS LE LAISSER DANS LES MAINS DE L’EXTRÊME-DROITE

Quelle est la différence avec d’autres partis qui proposent un Frexit ?

L’extrême-droite propose un Frexit d’extrême-droite, on doit lui proposer un Frexit décolonial. À l’origine du désespoir, notamment chez les petits blancs, il y a la perte de puissance, la prise de conscience que plus personne n’a de pouvoir sur la transformation sociale. Il faut reconnaître le désir de nation et ne pas le laisser dans les mains de l’extrême-droite, qui sait le mieux en tirer parti en flattant les tendances nationalistes du petit peuple. Ce qui compte dans le Frexit, ce n’est pas tant le nom mais le contenu politique. Pour le moment, nous n’avons que des exemples de droite, comme le Brexit qui est une catastrophe, mais cela ne veut pas dire que nous pouvons pas penser d’autres projets.

Vous êtes pour le panafricanisme. Comment doit-il se constituer ?

Le panafricanisme est l’affaire des Africains, je n’ai pas à le définir. Nous avons rompu avec cette espèce de paternalisme qui consiste à donner des leçons au Sud. Le Sud mène ses révolutions avec son propre agenda. Je vis en Europe, ma priorité est l’impérialisme de mon État. Quand je dis que je lutte contre l’Europe impérialiste, ça veut dire que je veux desserrer l’étau européen sur l’Afrique. Mais je le ferai à partir d’ici, c’est ma meilleure manière d’être anti-impérialiste.

Beaufs et barbares. Le pari du nous, d’Houria Bouteldja, La fabrique éditions, essai, 262 pages, 13 euros

Par Mabrouck Rachedi – jeuneafrique.com

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