Il y a quelques années encore, le Sri Lanka se félicitait d’avoir mis un terme à une longue guerre civile et accueillait des masses de touristes. Aujourd’hui, le soulèvement populaire contre les autorités met en avant un pays à la dérive, miné par une grave crise économique. Comment en est-il arrivé là?
Des images impressionnantes de manifestants envahissant le palais présidentiel, un chef de l’Etat en fuite et des pénuries à n’en plus finir, le Sri Lanka a sombré en quelques années dans une crise économique, politique et humanitaire sans précédent.
Mais comment cet Etat, autrefois pays à revenu intermédiaire avec un niveau de vie envié par l’Inde, a-t-il sombré dans la violence, l’endettement, la corruption et la menace d’une famine? Les facteurs sont multiples, allant des conséquences sans fin de la guerre civile à la mainmise d’une famille surpuissante, en passant par des attentats djihadistes et la crise du Covid.
Les reliques du passé qui divisent le pays
Centre commercial influent, le Sri Lanka a une histoire tourmentée qui remonte à plusieurs siècle après avoir été colonisé sous le nom de Ceylan par le Portugal, les Pays-Bas puis le Royaume-Uni.
L’île a conquis son indépendance en 1948 et est devenue une république en 1972, prenant alors le nom de Sri Lanka, qui signifie « île resplendissante ». Ce territoire de 65’000 m2 au sud-est de l’Inde compte 22 millions d’habitants, en grande majorité bouddhistes (70%, essentiellement cinghalais). Concentrés dans le nord, les hindous, surtout tamouls, sont 12%. Les musulmans sont 10% et les chrétiens 7%.
Dès l’indépendance, des groupes rebelles ont intensifié la lutte contre les discriminations de la majorité cinghalaise à l’encontre de la minorité tamoule. Ils prennent plusieurs noms, notamment celui de Tigres de libération de l’Eelam tamoul, et mènent une guérilla pour un Etat tamoul indépendant dans le nord. Les Tigres ont commis de nombreux attentats suicides et plusieurs assassinats retentissants: le maire de Jaffna, la grande ville du nord, en 1975, l’ex-Premier ministre indien Rajiv Gandhi en 1991 et le président sri-lankais Ranasinghe Premadasa en 1993.
En 2009, la rébellion est écrasée par l’armée au prix d’un gigantesque bain de sang et ses dirigeants sont tués. Selon l’ONU, les 37 ans de guerre civile ont fait jusqu’à 100’000 morts. Depuis la fin du conflit, des violences sporadiques ont toujours secoué le pays, entre la majorité cinghalaise et les minorités tamoules et musulmanes, nourrissant les profondes subdivisions du pays.
Un sanglant attentat et le Covid ont ruiné le tourisme
A la fin de la guerre civile, le Sri Lanka a fait la promotion du tourisme pour relancer son économie. Des millions de personnes sont venues visiter ses joyaux: des sites archéologiques classés à l’Unesco, une faune rare et facile observer, d’aventureux voyages en train à travers de verdoyantes plantations de thé et d’immenses plages peu fréquentées.
Mais ce panorama idyllique a subi un brutal coup d’assommoir le 21 avril 2019, avec la pire attaque terroriste de l’histoire du pays et l’une des pires au niveau mondial ces cinq dernières années: sept membres d’un groupe musulman extrémiste local se font exploser dans trois églises chrétiennes en pleine messe de Pâques et dans des hôtels de luxe. Le bilan est lourd: 279 morts, dont 45 étrangers.
Cette attaque revendiquée par le groupe État islamique a renforcé les divisions du pays, attisant le ressentiment à l’égard de la minorité musulmane. Mais elle a aussi étouffé le secteur du tourisme vital pour l’économie du pays, les annulations se multipliant durant de longs mois.
Après un an à vivoter, le secteur commençait à reprendre vie quand le coronavirus a tout arrêté, fermant le pays aux étrangers et condamnant de nombreux acteurs à trouver d’autres revenus.
La mainmise d’une famille surpuissante
Depuis vingt ans, c’est une famille ultra-puissante qui gouverne le pays sans partage et se succède aux postes prestigieux. Le chef charismatique est Mahinda Rajapaksa, 76 ans. Il est adulé par la majorité cinghalaise pour avoir vaincu la guérilla des Tigres. Surnommé « Terminator », son frère Gotabaya était alors son lieutenant, à la tête de l’armée et de la police.
Mahinda Rajapaksa a été président du Sri Lanka entre 2005 et 2015 et il est ensuite devenu Premier ministre quand Gotabaya, 73 ans, est devenu chef de l’Etat en 2019. Mahinda a dû démissionner en mai après de violents affrontements entre forces de l’ordre et manifestants. Gotabaya a annoncé son départ le week-end dernier.
Mahinda et Gotabaya Rajapaska durant une réunion publique en 2019. [AP Photo/Eranga Jayawardena – Keystone]
Durant son règne, Mahinda Rajapaksa a considérablement endetté le pays, auprès de la Chine surtout, envers laquelle d’énormes dettes ont été contractées pour financer des projets d’infrastructure faramineux et entachés de soupçons de corruption. Il est accusé d’avoir dilapidé ces prêts et d’en avoir profité personnellement. Ensuite, sous la présidence de Gotabaya Rajapaksa, le pays est entré dans la pire crise économique de son histoire.
D’autres frères, neveux ou cousins ont occupé des postes importants, à commencer par Basil Rajapaksa, 70 ans, considéré comme le stratège politique de la présidence de Mahinda. Il a été ministre des Finances avant de devoir se mettre en retrait, car accusé d’avoir détourné des millions de dollars de fonds publics. Toutes les poursuites ont toutefois été classées sans suite.
Les impôts, la dette et l’inflation
Depuis deux ans, le Sri Lanka s’est rapidement enfoncé dans la crise économique, avec une dette gigantesque et une inflation galopante. Celle-ci a atteint en juin 54,6%, le neuvième record mensuel consécutif. Début juillet, le Premier ministre Ranil Wickremesinghe a estimé que son pays était en faillite et a prédit une profonde récession accompagnée de graves pénuries durant au moins un an.
Selon les économistes, la crise du tourisme n’est pas seule en cause et de mauvaises décisions politiques ont fortement accentué les difficultés. Tout d’abord, Gotabaya Rajapaksa a ordonné les plus importantes réductions d’impôts de l’histoire de l’île, ce qui a drastiquement fait baisser les rentrées d’argent et vidé les coffres étatiques. Le gouvernement a aussi décidé d’interdire certains produits chimiques, causant une soudaine baisse des rendements et des revenus agricoles. La récolte de riz s’est notamment effondrée de 33% au premier trimestre.
Peu à peu, le Sri Lanka s’est retrouvé sans devises suffisantes pour assurer ses importations. Malgré une aide de l’Inde et d’autres pays, il s’est retrouvé en avril en défaut de paiement de sa dette extérieure de 51 milliards de dollars et cherche un renflouement auprès du Fonds monétaire international. Celui-ci a tout d’abord sommé Colombo de mettre fin à la corruption et d’augmenter de manière substantielle les impôts.
Cette crise n’a pas empêché la récente sortie de terre d’une énorme zone franche financée par une entreprise chinoise dans la baie de Colombo. Les taxes et règles bancaires sri-lankaises ne s’y appliquent pas et seules les devises étrangères sont acceptées. Le contrôle étatique est léger et dépend uniquement du président. La Chine détient les droits commerciaux et le but est d’attirer des sociétés financières et sortir le pays de l’ornière, mais les experts estiment que les retombées pour la population resteront faibles.
Pénuries et crise alimentaire
Depuis des mois, les Sri-Lankais et les Sri-Lankaises subissent les effets de l’inflation et de ses conséquences directes: rationnements des carburants, pénurie de denrées alimentaires ou de médicaments, coupures d’électricité quotidiennes, faute de combustible pour les centrales. Avec le manque de devises étrangères, il n’est plus possible d’importer des produits essentiels. Et nombre de produits sont devenus trop chers pour la population.
De longues files d’attente se sont formées pour acquérir les derniers litres d’essence. Mais le pays a maintenant presque épuisé ses réserves d’essence et de gaz et ce qui reste est hors de prix: en six mois, le prix du diesel a grimpé de 230% et celui de l’essence de 137%. Le gouvernement a ordonné la fermeture des bureaux non essentiels et des écoles afin de réduire les déplacements et économiser du carburant.
Nombre de Sri-Lankais sont contraints de cuisiner avec du bois de chauffage. En conséquence, les fournisseurs ont doublé les prix et les abattages sauvages se multiplient. Les prix des denrées de base comme le riz et les légumes ont bondi, avec un impact direct sur l’économie des ménages.
L’ONU a déjà averti que le pays était en danger de grave crise humanitaire, avec les trois quarts de la population ayant déjà dû réduire leur alimentation et sauter des repas. Les organisations humanitaires ont lancé des appels à l’aide, avançant que les 2,4 millions de personnes qui vivaient déjà sous le seuil de pauvreté sont particulièrement menacées.
En manque de tout, les habitantes et habitants descendent dans la rue depuis de longs mois, au péril de leur vie. En mai, les forces du président s’en sont pris violemment aux manifestants, faisant neuf morts et des centaines de blessés. Mais le mouvement de protestation a tout d’abord fait tomber le Premier ministre Mahinda Rajapaksa. Puis, acculé et forcé à fuir, le président Gotabaya Rajapaksa a promis de démissionner.
World Opinions / RTS info / AFP