Le metteur en scène bernois Milo Rau brandit son Jésus noir

Dans la cité de Matera, au sud de l’Italie, Milo Rau imagine l’activiste camerounais Yvan Sagnet en Christ contemporain. Désigné meilleur documentaire aux récents Prix du cinéma suisse, « Le nouvel évangile » impose une vision révolutionnaire de la Bible. Passionnant!

Comment dire Jésus aujourd’hui? Quel message, quel combat mènerait le Christ dans notre époque moderne? Telles sont les questions que Milo Rau laboure dans « Le nouvel évangile », projet à cheval entre fiction et documentaire qui passionne autant par son dispositif cinématographique que par le lien qu’il tisse avec les figures séculaires.

Pasolini convoqué

Matera, cité troglodyte au sud de l’Italie. La Jérusalem filmique dans laquelle Pasolini et Mel Gibson ont respectivement livré leur vision de la vie de Jésus dans « L’évangile selon saint Matthieu » (1964) et « La passion du Christ » (2004).

>> A regarder, la bande-annonce du « Nouvel Evangile »:

Suivant les sillons creusés par ses prédécesseurs, en particulier Pasolini dont le film et l’un de ses interprètes sont convoqués dans « Le nouvel évangile », Milo Rau suit l’activiste camerounais Yvan Sagnet dans les camps de migrants, dénonce la mainmise de la mafia sur l’industrie agricole, filme les conditions de travail précaires des sans-papiers exploités dans les champs de tomate. La misère, l’injustice, le racisme se révèlent alors que Sagnet porte le combat d’une communauté pour améliorer son sort et crier sa dignité.

De la fiction dans le documentaire

A partir de cette matière documentaire, accompagnée par une voix off qui la met en résonance avec certains passages de la Bible, Milo Rau invite la population de Matera, ainsi que les migrants, paysans ou prostituées, à interpréter les rôles d’un film dont le héros est Jésus, incarné par Yvan Sagnet. La fiction s’immisce alors dans le documentaire, les scènes bibliques (le dernier repas, les marchands du temple, la trahison de Judas, la crucifixion) éclairent notre monde moderne et Milo Rau prolonge le mouvement entamé par Pasolini avec son Christ marxiste et révolutionnaire.

Puissance métaphorique et politique

La portée politique du « Nouvel évangile » impose son évidence. Notamment dans une scène sidérante où un habitant de Matera libère sa part de sadisme et de racisme en se défoulant, à l’aide d’un fouet, sur une chaise censée symboliser le Christ noir de Milo Rau. Un moment d’une violence estomaquante qui exemplarise à lui seul la puissance métaphorique du dispositif du film, aussi simple que pertinent.

Trait d’union entre l’icône et l’humain

Mais si « Le nouvel évangile » passionne autant, c’est peut-être moins pour cette dimension politique, engagée, humaniste, somme toute relativement attendue. Moins aussi pour ce Christ noir déjà imaginé dans des films comme « Color of the Cross » (2006), « Black Jesus » (1974), voire dans la comédie « Bruce tout-puissant » (2003) et son Dieu joué par Morgan Freeman.

Qu’il nous soit permis d’être touché, ému, ébloui par un autre trouble qui soutient les fondements de ce « Nouvel évangile ». Car si Martin Scorsese dans « La dernière tentation du Christ » avait filmé Jésus et ses apôtres comme les ancêtres des gangsters, si Mel Gibson avait exprimé un fantasme gore dans sa « Passion du Christ », et si Pasolini avait tourné son « Evangile » comme s’il réalisait un documentaire à l’époque de Jésus, Milo Rau dessine un trait d’union singulier entre le passé et le présent, entre l’icône et l’humain, entre le mythe et le réel.

Un évangile réincarné

En transposant le récit biblique sur la situation des migrants en Europe, le cinéaste transcende une figure messianique par-delà le temps et l’espace. Et capte la vibration rare d’un aller-retour permanent où Jésus commente la condition des sans-papiers autant que ces sans-papiers éclairent sa parole, sa morale, sa politique première. Plus qu’un nouvel évangile, un évangile réincarné.

Par Rafael Wolf/mcm – RTS Culture

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