Il y a dix ans, le 16 juin 2011, un traité international historique était adopté pour aider à protéger les travailleuses domestiques du monde entier. La Convention n° 189 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur les travailleuses et travailleurs domestiques a radicalement changé la façon dont ces personnes – dont la grande majorité sont des femmes et des filles – et leur travail sont considérés, reconnus et protégés.
Birgit Schwarz s’entretient avec Nisha Varia, directrice du plaidoyer auprès de la division Droits des femmes à Human Rights Watch, sur son engagement de longue date en faveur des droits des travailleuses domestiques, sur le travail qu’il a fallu accomplir pour que gouvernements, syndicats et employeurs tombent d’accord sur des normes internationales garantissant les droits d’une main-d’œuvre quasi invisible et sur les raisons de célébrer ce dixième anniversaire.
Pourquoi un traité mondial était-il nécessaire pour protéger les travailleuses domestiques ?
Une travailleuse sur 25 dans le monde est une employée de maison. Pourtant, au moment où nous négocions la convention, à peine 10% de cette catégorie professionnelle dans le monde bénéficiaient des mêmes protections juridiques que les autres travailleuses. La plupart n’avaient pas de salaire minimum et leurs horaires de travail n’étaient pas règlementés. Aucune attention n’avait été accordée à leur sécurité ni à leur santé sur leur lieu de travail. Dissimulées dans des résidences privées, elles étaient pour la plupart invisibles et entièrement à la merci de leurs employeurs et, en conséquence, souvent victimes d’exploitation et d’abus.
Il s’agissait d’un problème mondial qui concernait des dizaines de millions de femmes et de filles qui travaillaient comme nounous, femmes de ménage ou aides familiales, et en tant que telle, leur situation exigeait des normes internationales pour garantir la reconnaissance et la protection de ces femmes et filles en tant que travailleuses.
Qu’est-ce qui vous a poussé à enquêter sur le sort des travailleuses domestiques?
Militer au sein d’une organisation de travailleuses bangladaises immigrées à New York m’a ouvert les yeux. J’y ai découvert que les travailleuses domestiques étaient privées des protections contre le harcèlement sexuel. Beaucoup travaillaient du lever du soleil jusqu’à tard dans la soirée, sans aucun jour de congé, et étaient rémunérés bien en-deçà du salaire minimum. Pourtant, contrairement aux récits de traite humaine, le sort de ces femmes travaillant des heures incessantes à l’intérieur de maisons, s’occupant des enfants, faisant le ménage et la cuisine ne faisait pas la une des journaux.
J’ai fini par me consacrer aux droits des travailleuses domestiques pendant 20 ans, y compris dans le cadre des négociations de la Convention 189 de l’Organisation internationale du travail (OIT) concernant le travail décent pour les travailleuses domestiques en 2010 et 2011. Avec plusieurs collègues de Human Rights Watch, nous avons mené des recherches dans plus de 15 pays et identifié des dynamiques très similaires de l’Arabie saoudite à Singapour, en passant par le Royaume-Uni et le Maroc, des pays où les travailleuses domestiques sont à pied d’œuvre 24 heures sur 24 pour un salaire bas voire inexistant et vivent le plus souvent dans des conditions indigentes, exposées à des risques élevés de violences verbale et physique et à des abus sexuels.
Quels sont les pires abus que vous avez documentés ?
Au Liban, nous avons constaté un nombre de décès effrayant. Les employées de maison mouraient au rythme de plus d’une par semaine, notamment en sautant de balcons pour s’échapper. À Singapour, nous avons découvert que près de 150 travailleuses domestiques avaient trouvé la mort, nombre d’entre elles après avoir été incitées à nettoyer des vitres en hauteur, sur la façade des immeubles. Nous nous sommes entretenus avec des travailleuses domestiques migrantes qui ont été littéralement prises en otage par leurs employeurs et n’ont jamais été autorisées à rentrer chez elles. Il y avait des femmes brûlées sur tout le corps, parce que leurs employeurs les avaient aspergées d’eau bouillante dans un accès de rage. Des clous ont été enfoncés dans le corps de l’une d’entre elles.
Certains de ces cas ont fait l’objet d’une couverture médiatique, nous aidant à mettre en lumière le sort des travailleuses domestiques. Mais les pires cas d’abus ne devraient pas éclipser ceux, quotidiens et incessants, qui rythment leur vie, et l’exploitation et l’isolement dont nombre d’entre elles sont victimes.
Qu’est-ce qui a changé pour les travailleuses domestiques depuis l’adoption du traité ?
Ce qui a été passionnant à observer, c’est la mobilisation croissante, le pouvoir et la portée du mouvement des travailleuses domestiques. Il y a plusieurs années, il y avait des régions entières où n’existait aucune organisation de travailleuses domestiques. Aujourd’hui, la Fédération internationale des travailleuses domestiques (IDWF) compte plus d’un demi-million de membres à travers le monde.
L’un des changements que nous avons commencé à observer, c’est que les autorités enquêtent sur les cas d’abus. C’était rare à l’époque où je menais mes recherches.
À ce jour, 32 pays ont ratifié la Convention, et des dizaines de pays ont apporté des modifications juridiques à leur législation pour améliorer les droits et la protection des travailleuses domestiques. En Argentine, par exemple, elles jouissent désormais des mêmes droits que tous les autres employés, y compris s’agissant du nombre de jours de vacances payés, des congés maladie et maternité. Les gouvernements sont tenus de fixer l’âge minimum pour les enfants travaillant comme domestiques et de veiller à ce qu’ils soient scolarisés, car tous les enfants ont droit à une éducation. Et des pays comme l’Indonésie et le Sri Lanka, où chaque année des centaines de milliers de femmes sont en quête d’opportunités comme employée de maison à l’étranger, ont renforcé le contrôle des agences de recrutement et offrent davantage de services pour ces femmes. Au Moyen-Orient, où les protections juridiques étaient les plus faibles avant l’adoption de la Convention, plusieurs pays disposent maintenant de lois spécifiques protégeant les travailleuses domestiques.
La mise en œuvre reste un problème partout. Mais l’existence de lois applicables, de même que le regroupement des travailleuses domestiques entre elles pour sensibiliser à leurs conditions de travail et faire entendre leurs voix fait une réelle différence.
Qu’est-ce qui a été déterminant dans ce succès ?
Le travail qui a permis d’aboutir à l’existence de la Convention reste l’un des exemples les plus inspirants de mobilisation que j’ai connues au cours de ma carrière dans le champ des droits humains. Mais beaucoup d’énergie et d’efforts ont été nécessaires pour faire prendre conscience aux syndicats que le travail domestique est une activité véritable, et donc une question pertinente pour eux, et aux organisations de défense des droits des femmes pour qu’elles le considèrent comme un enjeu de droits des femmes.
Nous avons préparé des brochures présentant les conditions et abus endurés par des millions de travailleuses domestiques à travers le monde et adressé des lettres avec nos principales conclusions et recommandations aux gouvernements, préalablement aux négociations du traité. Beaucoup s’étaient initialement opposés à une convention juridiquement contraignante, arguant que l’encadrement du travail fourni dans le contexte d’un ménage privé était irréaliste. Nos efforts pour mettre en lumière des cycles pervers d’abus et de lacunes systémiques dans les lois existantes ont été cruciaux pour que s’impose l’idée que les travailleuses domestiques ont-elles aussi droit à l’égalité et à la protection.
Au cours des négociations, les représentants des employeurs ont exprimé de nombreuses réticences au sujet la réglementation des agences de recrutement pour les travailleuses domestiques. Ces structures se sont souvent livrées à des pratiques inacceptables, facturant des frais exorbitants aux travailleuses domestiques qui se retrouvent alors endettées et piégées auprès d’employeurs abusifs. Les négociations ont été tendues. Mais en tant qu’organisation indépendante, Human Rights Watch se trouvait dans une position unique pour contacter ces employeurs et leur expliquer qu’il était dans leur intérêt d’avoir un cadre juridique plus vigoureux pour les travailleuses domestiques.
Quel rôle les travailleuses domestiques elles-mêmes ont-elles joué dans le cadre des négociations ?
Elle ont fait partie intégrante du processus. Elles se sont battues pour être entendues, ont relaté leurs expériences et fait preuve d’un leadership impressionnant. Leur témoignage était essentiel, car elles ont donné un visage aux problèmes qui se posaient, expliquant ce qu’une protection juridique changerait dans leur vie quotidienne. Depuis, la manière dont les travailleuses domestiques ont dirigé et participé au processus est devenue un modèle pour d’autres organisations syndicales.
Comment comptez-vous célébrer le dixième anniversaire du traité ?
Conjointement avec nos organisations partenaires, la Fédération internationale des travailleurs domestiques, la Confédération syndicale internationale et Femmes dans l’emploi informel: Globalisation et organisation, nous avons réalisé une vidéo anniversaire avec des voix de travailleuses domestiques de chaque région du monde pour mesurer le chemin parcouru depuis l’époque de la négociation. Elles rappellent que si les abus peuvent paraître profondément enracinés, un changement est possible et la mobilisation importante.
À l’avenir, cependant, le soutien aux travailleuses domestiques et à leur organisation reste essentiel. Davantage de pays doivent ratifier – et mettre en œuvre – la Convention (n° 189). Les employeurs doivent prendre davantage conscience de leurs responsabilités. Et nous devons changer les comportements pour garantir que le travail domestique soit reconnu comme l’activité précieuse et importante qu’elle est.
World Opinions – Human Rights Watch