Un « scoop » sur des liens présumés entre un haut cadre du parti au pouvoir et Instagram a tourné au fiasco. Il se basait sur plusieurs faux documents transmis au site d’investigation.
Le média indépendant indien The Wire, spécialisé dans l’investigation et très critique à l’égard du gouvernement de Narendra Modi, a retiré en catastrophe, ce 18 octobre, une série d’articles portant sur les liens présumés entre Meta (Facebook, Instagram) et le parti du premier ministre, le BJP.
Il y a une semaine, The Wire avait publié un article affirmant que le chef de l’équipe numérique du BJP, Amit Malviya, disposait d’un passe-droit lui permettant de faire modérer automatiquement les messages lui déplaisant sur Instagram. A l’appui de cette affirmation, le site publiait un document, présenté comme un rapport interne à Meta, montrant qu’un signalement effectué par Amit Malviya avait automatiquement entraîné la suppression d’un message parce que M. Malviya fait partie d’un programme de Meta baptisé « Xcheck ».
Meta avait immédiatement contesté ces affirmations, expliquant notamment que le document sur lequel s’appuyait The Wire semblait être un faux. Le programme « Xcheck », bien documenté grâce aux révélations des « Facebook Files », concerne plusieurs millions de comptes dans le monde. Il rassemble des comptes de personnalités publiques, exemptés des outils de modération automatique de Facebook ou d’Instagram : leurs messages peuvent toujours être modérés, mais uniquement après intervention d’un modérateur humain. Rien ne montre en revanche que ce programme, souvent critiqué, permette à ces comptes de faire supprimer des messages.
Faux courriel du directeur de la communication de Meta
Face aux dénégations de Meta, The Wire a renchéri. Le 11 octobre, le site publiait un e-mail, présenté comme un message d’Andy Stone à ses équipes, dans lequel le responsable de la communication de Meta à l’échelle mondiale s’énervait de la « fuite » du document précédemment publié par The Wire – ce qui prouvait, selon le site d’information, l’authenticité du document.
Immédiatement après la publication de ce nouvel article, Meta affirmait que cet e-mail était, lui aussi, un faux. Si l’authenticité du courriel, selon les affirmations de The Wire, avait été confirmée par deux experts indépendants, plusieurs détails techniques, tout comme la manière dont l’e-mail était rédigé, semaient cependant le doute. Jusqu’à ce que les deux experts cités dans l’article annoncent, ce 18 octobre, n’avoir en réalité jamais été consultés pour authentifier le document – une ou plusieurs personnes se seraient faites passer pour eux afin de fournir de fausses preuves à The Wire.
Les « Facebook Files », une plongée dans les rouages de la machine à « likes »
Les « Facebook Files » sont plusieurs centaines de documents internes à Facebook copiés par Frances Haugen, une spécialiste des algorithmes, lorsqu’elle était salariée du réseau social. Ils ont été fournis au régulateur américain et au Congrès, puis transmis par une source parlementaire américaine à plusieurs médias, expurgés des informations personnelles des salariés de Facebook. En Europe, ces médias sont, outre Le Monde, le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, les chaînes de télévision WDR et NDR, le Groupe Tamedia, Knack, Berlingske et l’OCCRP.
Ils montrent que Facebook consacre davantage de ressources à limiter ses effets néfastes en Occident, au détriment du reste du monde. Ils attestent que ces effets sont connus en interne mais les signaux d’alerte pas toujours pris en compte. Enfin, ils prouvent que les algorithmes de Facebook sont devenus d’une complexité telle qu’ils semblent parfois échapper à leurs propres auteurs. Retrouvez tous nos articles en cliquant ici.
En parallèle, Meta a expliqué que le rapport de modération publié par The Wire avait été créé par une personne qui avait simplement utilisé un compte temporaire sur Facebook Workplace, un outil utilisé en interne chez Meta mais sur lequel n’importe qui peut créer son propre espace de travail. Ce Facebook Workplace a ensuite été rempli de faux messages émanant de l’équipe d’Instragam, selon Meta, qui l’a depuis bloqué. « La date de création de ce compte semble indiquer qu’il a été mis en place spécifiquement dans le but de créer de fausses preuves soutenant le reportage erroné de The Wire », écrit Meta dans un long communiqué contestant point par point les affirmations du média indien.
Face à cette avalanche de preuves, The Wire a finalement dépublié ses articles et annoncé une enquête interne. L’un des journalistes ayant travaillé sur ce dossier a affirmé que sa boîte e-mail avait été piratée durant le week-end.
En Inde, les relations entre Meta et le gouvernement Modi sont un sujet particulièrement sensible. Facebook et Instagram sont régulièrement accusés de favoriser indûment les partisans du BJP, très actifs en ligne et très bien organisés ; l’ancienne responsable des politiques publiques de Meta en Inde, Ankhi Das (qui a démissionné en 2020), était un soutien de Narendra Modi.
« [Le fait que The Wire ait tort] n’invalide pas les questions qui peuvent se poser sur les relations entre le BJP et Meta », écrivait, avant les derniers rebondissements de l’affaire, Alex Stamos, l’ancien chef de la sécurité de Facebook, parfois critique à l’encontre de son ancien employeur mais qui avait rapidement évoqué ses doutes sur les articles publiés par le site d’information. « Je dis depuis longtemps que la plus grande faiblesse structurelle de Meta est le lien entre ses politiques de gestion de ses plates-formes et ses relations avec les gouvernements. »
De nombreuses inconnues demeurent toutefois sur les motivations précises et l’origine des multiples manipulations ayant visé le site d’information et Meta.
World Opinions – Le Monde