Dans les champs de fraises en Espagne, les migrants victimes « d’exploitation », selon le Conseil de l’Europe

Dans son tout dernier rapport, un groupe d’experts du Conseil de l’Europe fustige les conditions de travail et de vie des travailleurs migrants employés dans les champs de fraises, à Huelva, dans le sud de l’Espagne. Une situation qui, malgré la « prise de conscience » des autorités, perdure depuis plus de 20 ans.

C’est un nouveau rapport accablant pour les autorités espagnoles. Dans son dernier compte-rendu publié le 12 juin, le Groupe d’experts contre la traite des êtres humains du Conseil de l’Europe (Greta) dénonce les conditions de vie et de travail des migrants employés dans les champs de fraises à Huelva, dans le sud de l’Espagne. Leurs conclusions ont été rédigées suite à une visite du groupe sur place, entre le 4 et le 8 juillet 2022.

Lors de leur venue, les membres du groupe ont constaté l’existence de 25 « camps informels », dans lesquels vivaient 914 migrants dont 99 femmes. La plupart étaient des sans-papiers originaires du Maroc, du Mali et du Ghana. Ces personnes « logent dans des cabanes faites de films en plastique, les mêmes qui sont utilisées pour couvrir les plantations de fraises ». Et d’après l’étude, elles n’ont en aucun cas « accès à l’eau potable, à l’électricité et à des sanitaires ».

Seul soutien pour ces travailleurs qui vivent dans une très grande précarité : un petit centre de jour, situé à côté des cultures. Créée par quelques associations présentes sur place, comme la Croix-Rouge, Caritas, et l’ONG espagnole d’aide aux migrants ACCEM, la structure prodigue des services basiques aux personnes dans le besoin. Son fonctionnement est toutefois menacé, à terme, par « le manque de financements publics », précise le Greta.

Ces associations, citées dans le rapport, considèrent que « de nombreux travailleurs migrants du camp sont victimes d’exploitation par le travail et de traite d’êtres humains ». En cause, notamment, des heures travaillées qui dépassent souvent la limite légale, pour un salaire fixé, lui, en dessous du salaire minimum. « Parfois, les travailleurs ne sont même pas payés du tout », ajoute le document. Les ONG dénoncent aussi des cas de femmes exploitées sexuellement dans les camps.

Contre l’exploitation, « un espace d’échanges et de bonnes pratiques »

Parallèlement à ces conclusions, les experts du Greta dénoncent « l’inaction des autorités » et s’inquiètent que « les inspecteurs du travail n’aient pas de mandat pour venir dans les bidonvilles ». À leur grand étonnement, seule la Garde civile est en droit de s’y déplacer, seulement en cas d’incident, ou pour identifier les personnes vulnérables comme les femmes enceintes ou celles avec enfants.

En réponse, le gouvernement espagnol a fait savoir qu’à Huelva, il y a eu « une prise de conscience notable » sur la situation. En 2022, 329 inspections du travail ont été menées, contre 57 en 2018. D’après les autorités, « la formation des agents chargés d’enquêter sur les cas de traite des personnes a été renforcée ». Et depuis cinq ans, des « formations spécifiques ont été réalisées à destination des partenaires sociaux », afin de constituer « un espace d’échanges et de bonnes pratiques ».

Quelques jours avant la publication du Greta, le 7 juin, la ministre du Travail Yolanda Diaz, en visite à Doñana près de Huelva, avait assuré de son côté que « la plupart » des entreprises de fruits rouges de la région « respectaient la loi » en matière de travail, rapporte Europa Press. Et que les travailleurs et travailleuses y ont « des conditions de travail correctes ». Avant tout de même de nuancer : « Il est également vrai qu’il existe des entreprises qui ne respectent pas la législation en vigueur ».

Un abri de fortune dans un camp informel de la région d'Almería, en 2018. Crédit : InfoMigrants
Un abri de fortune dans un camp informel de la région d’Almería, en 2018. Crédit : InfoMigrants

En Andalousie, région à laquelle appartient Huelva, l’agriculture représente 7,8% du PIB, soit le double de la moyenne espagnole. La culture des fruits rouges, dont les fraises, en est le fleuron. Selon Interfresa, la province de Huelva produit 300 000 tonnes de fraises par an, soit plus de 90% de la production espagnole.

Le secteur, très dynamique, nécessite une main-d’œuvre conséquente : chaque saison de récolte, de février à juin, requiert le travail de 100 000 personnes, dont une majorité de travailleurs étrangers. À Huelva, en 2019, seules 970 citoyens originaires de la province ont répondu présents pour exercer dans les 23 000 parcelles de fraises. « La main-d’œuvre étrangère reste alors indispensable », explique El Diario.

Si les autorités autorisent bien volontiers ces milliers d’exilés à travailler dans ces cultures, elles ferment donc les yeux sur leurs conditions de travail déplorables, dénoncées pourtant inlassablement par de multiples organisations. Et ce, depuis près de deux décennies. Le 20 juin 2000 déjà, le Syndicat des ouvriers agricoles avait fait un bilan implacable : plus de 1 300 migrants sur les 5 000 qui s’étaient déplacés pour la récolte des fraises de Huelva vivaient dans des cabanes et des camps informels.

« De nombreux migrants perdent la tête »

Plus de 20 ans plus tard, le constat est le même. Pour le président de l’association Andalucia Acoge, José Miguel Morales, cette situation persiste à cause du « racisme social et institutionnel qui suppose que des personnes de certaines origines peuvent être maintenues dans des conditions indignes ». « Nous demandons au Parlement européen et à l’Europe de s’impliquer pour en faire un sujet à l’ordre du jour « , s’est-il exprimé en décembre 2022, à l’occasion d’une réunion entre les ONG et le commissaire européen à l’Emploi, Nicolas Schmit.

« Parce qu’ils vivent sans électricité et sans eau courante, de nombreux migrants perdent la tête », a déclaré lors de cette même rencontre Abdoulaye Sanogo, de l’Association des Maliens de Mazagón. Dans une interview donnée à la chaîne de télévision Euronews, le représentant du Syndicat andalou des travailleurs (SAT), José Antonio Brazo, explique que les travailleurs qui ne sont pas assez productifs sont maltraités. « C’est le Moyen-Âge ! Si vous ne récoltez pas le nombre de kilos voulus, on vous punit : vous restez un, deux ou trois jours sans travailler et sans être payé, donc pendant ce temps-là, vous ne ramenez pas d’argent », raconte le militant.

En avril 2022 encore, Najat Bassit, cofondatrice de l’association Jornaleras de Huelva en Lucha et ancienne ouvrière agricole déplorait que « les abus augmentent d’année en année ». Selon elles, il arrive que certains travailleurs migrants n’aient pas le droit d’emporter avec eux une bouteille d’eau, en plein été, pour ne pas mouiller les fruits. « Le travailleur peut mourir de soif, mais le fruit, lui, doit survivre », rapporte Ameco Press.

Deux ans plus tôt, en juillet 2020, les autorités espagnoles avaient été pressées par l’expert du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, Olivier de Schutter, « d’améliorer immédiatement les conditions de vie déplorables des travailleurs migrants saisonniers, avant que les gens ne meurent ».

Les habitations très spartiates dans lesquelles les migrants sont forcés d’habiter sont fragiles et dangereuses. Régulièrement, nombre d’entre elles partent en fumée. En avril 2022, Mohamed Alam, un jeune marocain de 27 ans, a perdu la vie alors qu’il était venu travailler dans les champs à Lepe, près de Huelva. Il est mort brûlé vif dans l’incendie de sa cabane qu’il occupait avec cinq autres personnes.

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