Le mouvement armé chiite Hezbollah et ses alliés perdent la majorité parlementaire qu’ils avaient acquise en 2018.
Une petite secousse a ébranlé les partis traditionnels libanais aux élections législatives du 15 mai. Pour ce premier scrutin de l’après-thaoura (la « révolte »), le mouvement de contestation d’octobre 2019 qui réclamait le départ des responsables politiques accusés d’avoir plongé le pays dans la crise, les candidats de l’opposition font une percée significative. Treize d’entre eux ont obtenu l’un des cent vingt-huit sièges de la prochaine Assemblée, selon des résultats définitifs publiés mardi 17 mai au matin.
Ils feront leur entrée dans un Parlement fortement polarisé entre le mouvement armé chiite Hezbollah et sa bête noire, les Forces libanaises (FL). Le parti de la droite chrétienne emmené par Samir Geagea, qui a fait une campagne axée contre le Hezbollah pro-iranien et ses armes, s’impose comme la première formation chrétienne du pays. Le recul enregistré par le parti chrétien Courant patriotique libre (CPL) du président Michel Aoun fait perdre au Hezbollah et à ses alliés la majorité parlementaire qu’ils avaient acquise en 2018.
« Cette polarisation est venue occulter les débats sur la crise. On a joué de la politique de la peur et du repli communautaire. Le scrutin s’est transformé en référendum pour ou contre le Hezbollah, ce qui a compliqué la tâche de l’opposition », souligne Karim Bitar, directeur du département de sciences politiques de l’université Saint-Joseph de Beyrouth. Favorisés par un système électoral qui renforce leur domination, les partis traditionnels ont aussi usé de ressorts clientélistes, avec les achats de votes, et parfois de pressions sur les électeurs et leurs rivaux. Selon l’Association libanaise pour des élections démocratiques (LADE), le scrutin a été marqué par des irrégularités, des échauffourées et des cas d’intimidation d’électeurs.
Crise économique
Mais, chez de nombreux Libanais, le désenchantement a primé. Laminée par la crise économique et financière, et convaincue que le scrutin était joué d’avance, une majorité de la population a fait le choix de l’abstention. Selon des résultats partiels, 41 % de la population s’est rendue aux urnes, en recul par rapport à 2018 (49 %). La mobilisation des expatriés dans certains pays, notamment les Emirats arabes unis et la France, a toutefois joué en faveur de l’opposition. Le dépouillement en dernier des urnes venues de l’étranger a maintenu le suspense jusque tard dans la soirée, lundi, concernant la victoire de certains candidats.
C’est le cas de la victoire inédite de deux candidats de la liste d’opposition « Ensemble vers le changement » – le candidat grec-orthodoxe Elias Jarada, et surtout le candidat druze Firas Hamdan – qui ont arraché leur victoire face à la liste du tandem chiite Hezbollah-Amal dans leur fief du sud du Liban. D’autres victoires ont également eu un goût de revanche pour les partisans du changement. Des poids lourds de l’oligarchie politico-financière ont perdu face à des candidats de l’opposition, à l’instar du leader druze prosyrien Talal Arslan, du vice-président du Parlement Elie Ferzli ou encore du banquier visé par les « Pandora Papers » Marwan Kheireddine.
« La percée de ces candidats laisse augurer d’une opposition réformatrice, non communautaire à l’Assemblée. Mais il n’y a pas eu de bouleversement fondamental car la loi électorale est viciée, elle favorise la reconduction de la classe au pouvoir », souligne le politologue Karim Bitar. L’ancien directeur du quotidien francophone L’Orient-Le Jour Michel Helou a ainsi perdu face au candidat soutenu par les Forces libanaises, Camille Chamoun, avec 5 500 voix contre 1 800, sa liste n’ayant pas dépassé le seuil d’éligibilité.
« Il va falloir former un bloc unifié sinon nous perdrons notre crédibilité, ce qui sera une perte pour tous les Libanais », avertissait déjà avant le scrutin le candidat druze Mark Daou, vainqueur dans la circonscription d’Aley contre Talal Arslan. Des alliances pourraient être envisageables avec des députés issus du parti chrétien des Kataëb, qui sont entrés dans l’opposition, ainsi qu’avec les indépendants qui ont rompu avec les partis traditionnels, à l’instar d’Oussama Saad, de Neemat Frem ou de Michel Moawad. « Il faut une vraie rupture chez ces députés », estime Karim Bitar, qui redoute que certaines figures soient « cooptées par les partis traditionnels », dans une Assemblée polarisée entre le Hezbollah et ses détracteurs.
Mettre en œuvre des réformes
Le Hezbollah et ses alliés enregistrent un revers. Le Parti de Dieu et le parti Amal, du président du Parlement, Nabih Berri, ont certes remporté l’ensemble des vingt-sept sièges réservés à la communauté chiite. Mais, avec seulement soixante-un députés revendiqués au total pour leur camp, ils perdent leur majorité parlementaire. Cela est notamment dû au recul enregistré par le parti chrétien Courant patriotique libre du président Michel Aoun, leur allié depuis 2006, qui remporte dix-sept sièges (contre vingt-et-un en 2018). Son chef, et gendre du président, « Gebran Bassil, n’a pas réussi à convaincre qu’il est un homme du changement et les chrétiens ont fait payer aussi à Michel Aoun son alliance avec le Hezbollah, même si le CPL a réussi à sauver les meubles », analyse l’expert politique Khaldoun Al-Sharif. Les candidats prosyriens, alliés au Hezbollah, ont également été balayés dans de nombreuses circonscriptions.
Lundi soir, le chef du bloc parlementaire du Hezbollah, Mohammad Raad, a mis en garde, sans les nommer, les FL, qui ont engrangé des gains significatifs. « Faites attention à votre discours, à votre comportement et à l’avenir de votre pays. Nous vous acceptons en tant qu’adversaires au Parlement, mais pas en tant que boucliers protégeant les Israéliens », a-t-il accusé. Le parti de Samir Geagea obtient 19 à 20 sièges – contre quinze en 2018 – et devient la première formation chrétienne du pays devant le CPL.
La confrontation entre les partisans de Samir Geagea et des partisans du tandem chiite lors des événements de Tayyouneh en octobre 2021 ont renforcé le parti chrétien. Les Forces libanaises ont aussi bénéficié d’un appui conséquent de l’Arabie saoudite, qui a fait son retour dans le jeu libanais en avril après cinq mois de crise ouverte avec Beyrouth. Dans le camp des FL, le Parti socialiste progressiste du leader druze Walid Joumblatt se maintient, et certains de ses alliés sunnites, comme Ashraf Rifi à Tripoli, ont tiré leur épingle du jeu. La communauté sunnite, qui s’est fortement abstenue, s’est prononcée majoritairement contre les anciens premiers ministres, et notamment le chef du gouvernement sortant, Najib Mikati.
Ce dernier a appelé lundi soir à la formation sans tarder d’un gouvernement pour mettre en œuvre les réformes nécessaires pour sortir de la crise, dont celles réclamées par le Fonds monétaire international. « Face à cette polarisation, il y a un risque de blocage pour la formation du gouvernement, prévient Karim Bitar. Il va falloir trouver des figures consensuelles pour les postes de premier ministre et de président de la République », dont le mandat se termine en octobre.
Par Hélène Sallon(Beyrouth, correspondante) / Le Monde