Le philosophe camerounais appelle, dans une tribune au « Monde », à développer des « formes originales de dialogues », comme avec la Fondation de l’innovation pour la démocratie, qui commence ses activités le 6 octobre à Johannesburg.
Présidences à vie. Successions de père en fils. Syndrome du troisième mandat. Elections truquées. Des caporaux, colonels et autres hommes armés acclamés dans les rues des capitales africaines à la faveur de coups d’Etat par une jeunesse déboussolée, sans travail et prête à risquer sa vie sur les routes périlleuses de la migration. Sur les réseaux sociaux, d’interminables éloges des régimes autoritaires et, à peu près partout, xénophobie, racialisme et complotisme revêtus du masque du panafricanisme.
Ces phénomènes sont les symptômes de mouvements de fond et des grandes reconfigurations en cours en Afrique en ce premier quart du XXIe siècle. Trois en particulier méritent que l’on s’y attarde.
Il s’agit, en premier lieu, de l’intensification des luttes sociales concernant l’extraction et l’appropriation privée des ressources, y compris naturelles. La relative libéralisation de la vie économique au sortir des années 1990 a en effet entraîné une relance et une accélération sans précédent des processus de formation des classes sociales et des dynamiques de l’inégalité. Les pratiques d’extorsion et de prédation se sont généralisées et s’étendent désormais à toutes les sphères de la vie sociale.
A son tour, la transformation des conditions matérielles d’existence a eu pour effet un changement notable des paramètres de la compétition politique. Celle-ci se confond dorénavant avec les conflits pour la subsistance et pour l’accès aux moyens d’existence. Alors que s’envenime la lutte pour le contrôle des rentes et des différents circuits de captation des ressources flottantes, les pouvoirs gérontocrates ne cessent de renforcer leur emprise sur la société. La majorité de la population a beau être composée de jeunes et de femmes, la domination exercée par les vieux demeure la norme.
Le décalage entre la formidable résilience des sociétés, leur ingéniosité et leur créativité, et l’enkystement des systèmes politiques, voire la stérilité des institutions officielles, n’a jamais été aussi flagrant. L’absence de fluidité intergénérationnelle n’est plus seulement un puissant obstacle à l’innovation sociale et culturelle. Elle est à la source d’une culture anti-égalitaire profondément enracinée dans les consciences et constitue l’un des principaux facteurs de blocage des sociétés africaines.
Par Achille Mbembe – Philosophe et historien / Le Monde