Cette enquête essentielle de l’autrice australienne Anna Funder est rééditée en français par les éditions Héloïse D’Ormesson. « Stasiland » avait d’abord été publié en 2002 en Australie, puis dans 25 pays. Mais en Allemagne, le manuscrit avait été rejeté par 23 éditeurs, avant d’être difficilement distribué dans les années 2000.
L’histoire : jeune journaliste australienne, Anna Funder retourne à Berlin, après la chute du Mur, en 1996. Elle est frappée par la rapidité avec laquelle le Mur a physiquement disparu des rues de la capitale réunifiée, et par la muséification presque instantanée de l’histoire de l’ex-Allemagne de l’Est. Elle se met alors en quête de paroles de victimes ordinaires de la Stasi, et va également tomber sur d’anciens espions, dont elle va recueillir aussi les témoignages hallucinants. Stasiland, d’Anna Funder, traduit de l’anglais (Australie) par Mireille Vignol, est paru le 9 novembre 2023 aux éditions Héloïse d’Ormesson (365 pages, 22€).
« Recherche anciens de la Stasi »
Lors de son premier séjour en Allemagne de l’Ouest, dans les années 1980, Anna Funder avait été intriguée par ce qui se passait de l’autre côté du Mur. Très peu d’informations traversaient alors le rideau de fer, et la jeune étudiante invente un mot valise comme la langue allemande en raffole, intraduisible, pour exprimer ce qu’elle ressent : celui de « romance-horreur ». La romance, c’est ce rêve d’un monde meilleur que les communistes allemands ont voulu bâtir sur les cendres de leur passé nazi. L’horreur, c’est ce qu’ils ont fait en son nom.
En 1996, elle se rend au « Ruden Ecke », l’immeuble au coin rond, à Leipzig. C’est l’ancien siège de la Stasi, la terrible police secrète allemande, où elle espère retrouver des témoignages de victimes. L’immeuble a été transformé en musée dès 1994, cinq ans seulement après la chute du Mur. Elle place également une petite annonce dans les journaux locaux : « recherche anciens de la Stasi et collaborateurs officieux pour recueillir témoignages. Publication en anglais, anonymat et discrétion garantis ». Elle ne se doute pas alors qu’elle va recevoir de nombreux coups de fil, tous plus improbables les uns que les autres, qui vont la mener jusqu’aux plus hautes sphères de l’Etat.
Côté victimes, les témoignages sont difficiles à obtenir, ils arriveront au compte-goutte, et surtout, elle en découvrira la face cachée en recueillant une parole enfouie dans la honte d’un passé que d’aucuns souhaiteraient d’abord oublier. Car victimes et anciens bourreaux se recroisent parfois dans la nouvelle Allemagne, qui a mis sous le tapis tout ce qui pouvait rappeler ce passé douloureux, désormais muséifié, comme vitrifié dans le folklore.
Il y a ainsi le personnage (mais doit-on écrire personnage ?) de Miriam, qui avait 16 ans en 1968. Cette année-là, c’est le printemps de Prague de l’autre côté de la frontière. Avec une copine, elle colle quelques affiches inoffensives. Trop subversives pour la RDA. « Accusée juvénile numéro 725, comprenez que vos activités auraient pu déclencher la troisième guerre mondiale (…) Ils étaient tous fous, mais c’est elle qu’on mettait sous les verrous. » Placée en cellule d’isolement par la Stasi pendant un mois, Miriam craque et décide qu’elle ne revivra cela pour rien au monde : elle tente le tout pour le tout pour passer à l’Ouest. Elle échoue et cette décision va détruire sa vie. En 1996, Miriam espère toujours que les « femmes-puzzle » vont reconstituer l’histoire de la mort en détention de son compagnon. Les « femmes-puzzle », ce sont ces petites mains qui s’occupent des archives de la Stasi. En 1990, 15 000 sacs ont été découverts. Ils renferment des dossiers broyés ou déchirés à la main, des index, des photos et des cassettes ou des films. À l’allure où ces documents sont recollés, trois cent cinquante ans seraient nécessaires pour tout reconstituer mais Miriam s’accroche à cet espoir, qu’Anna n’ose briser.
Il y a aussi Julia, qui n’a jamais pris de décision, au contraire. Et qui, malgré l’attachement de sa famille – ou son indifférence – à l’Allemagne de l’Est, n’échappe pas au broyage de cet Etat totalitaire. Elle ne saura jamais vraiment pourquoi elle ne réussit pas ses études malgré son esprit brillant, pourquoi elle n’obtient pas de travail – malgré un taux de chômage officiellement inexistant. Des vies misérablement brisées par la paranoïa d’un Etat où tout le monde surveillait tout le monde. Et il y en a bien d’autres, comme cette femme dont le bébé est sauvé dans un hôpital de Berlin-Ouest, mais qu’elle ne pourra retrouver qu’à ses cinq ans, car entretemps le Mur a été construit.
Après la chute du Mur, les médias allemands ont qualifié l’Allemagne de l’Est d’Etat « le plus étroitement surveillé de tous les temps ». La Stasi, explique Anna Funder, comptait 97 000 employés, et 173 000 indicateurs disséminés dans la population. À titre de comparaison, dans l’Allemagne du IIIe Reich il y avait un agent de surveillance pour 2000 habitants. L’URSS de Staline comptait un membre du KGB ou informateur pour 5830 habitants. En RDA, une personne sur soixante-trois était agent ou indicateur de la Stasi. En comptant les indicateurs occasionnels, on arrive à une proportion d’une personne qui en surveillait six et demi… Au siège de la Stasi, 15 000 fonctionnaires venaient travailler chaque jour.
La douloureuse absurdité d’un Etat totalitaire
Parmi eux, Anna Funder reçoit un jour cette réponse d’un ancien : « Comprenez bien que pour certains d’entre nous, il est très difficile d’obtenir des emplois dans la nouvelle Allemagne. Nous sommes victimes de discriminations et d’arnaques sans vergogne dans ce… ce Kapitalismus. Mais nous apprenons vite, c’est pour ça que je vous demande combien vous êtes prête à payer pour mon histoire. » Après réflexion, la journaliste refuse : « Pourquoi récompenser une nouvelle fois un mouchard ? » Paradoxalement, raconte-t-elle, les hommes de la Stasi ont été nettement moins touchés que les autres par le chômage qui a ravagé l’Allemagne de l’Est depuis la chute du Mur. Beaucoup ont trouvé du travail dans les assurances, le télémarketing ou l’immobilier. Rien de cela n’existait en RDA. Mais de fait, la Stasi les avait formés à l’art de convaincre les gens d’agir contre leur intérêt.
Quoiqu’il en soit, pas un seul des tortionnaires de l’ancienne RDA n’a été traduit en justice. Ce qui explique peut-être pourquoi le livre d’Anna Funder a eu autant de mal à être traduit et publié en Allemagne dans les années 2000. Son enquête est d’autant plus distanciée qu’elle émane d’une journaliste australienne, donc totalement étrangère à l’histoire de l’Allemagne sur un plan personnel, et donc d’autant plus à même d’avoir un regard neuf sur cette histoire récente. Mais justement, une folle humanité en ressort, du fait de la proximité qu’elle établit avec ses témoins. La justesse de son propos et son second degré (omniprésent et indispensable face à l’absurdité quotidienne) ressortent des témoignages et de ses observations et rendent le livre d’une acuité rare. D’ailleurs, il a reçu de nombreuses récompenses dans les années 2000 lors de sa parution, dont celle du « Livre de l’année » par le journal britannique « The Guardian », à juste titre. Sa réédition en français donnera aux lecteurs hexagonaux l’occasion de se plonger dans l’histoire de la RDA. Une histoire de totalitarisme emblématique du monde d’Orwell qu’il n’est jamais bon d’oublier totalement, tant ses mécanismes peuvent toujours réapparaître sous d’autres formes.
Stasiland, d’Anna Funder, traduit de l’anglais (Australie) par Mireille Vignol, est paru le 9 novembre 2023 aux éditions Héloïse d’Ormesson (365 pages, 22€).
Extrait :
« Le téléphone n’arrête pas de sonner.
« Bock »
Une voix douce, la respiration difficile d’un vieil homme.
« Je réponds à votre petite annonce.
– Ah oui. Herr Bock. Merci d’appeler. »
Je n’ai pas le temps de lui expliquer ce que je cherche.
« Je peux tout vous dire sur le Ministère de la Sécurité d’Etat, annonce-t-il d’entrée. Tout ce que vous voulez savoir, jeune dame, je peux vous le dire car j’étais professeur à l’académie de formation du ministère. J’y enseignais la Spezialdisziplin.
– Oh. Ja ?
– Spezialdisziplin, répète-t-il. Vous savez ce que c’est ?
– Non je ne sais pas.
– La Spezialdisziplin était la science du recrutement des indicateurs. La Spezialdisziplin, c’était l’art du contact. »
World Opinions – France Culture