Dans un essai enlevé, la journaliste Joëlle Stolz revient sur l’itinéraire incroyable de cet Allemand qui vendit son programme spatial au dirigeant zaïrois avant de se tourner vers le guide libyen.
Le 19 novembre 2017, sur un atoll des îles Marshall (Micronésie), l’Allemand Lutz Kayser meurt d’une crise cardiaque. Il était né à Stuttgart 78 ans plus tôt, le 31 mars 1939. Ce qu’il a vécu entre sa naissance et son décès permettrait de nourrir l’imagination de bien des écrivains – sans doute même ces derniers devraient-ils édulcorer un peu, tant son itinéraire peut paraître peu crédible.
La journaliste Joëlle Stolz, elle, n’édulcore pas : elle colle au personnage et nous plonge dans une histoire qui est aussi celle du XXe siècle. Son livre, intitulé Projet Wotan, retrace avec une ironie mordante et un style enlevé l’itinéraire d’un fou d’astronautique qui rêvait d’être le premier entrepreneur privé à envoyer des fusées dans l’espace et qui mit son talent au service de Mobutu Sese Seko et de Mouammar Khadafi.
Savants nazis et conquête spatiale
Plusieurs épisodes de l’histoire de Kayser sont connus, mais le livre de Joëlle Stolz a le grand mérite de recoller les morceaux du puzzle et de dessiner la grande toile qui lie l’Allemagne nazie, ses savants reconvertis, la conquête spatiale et la géopolitique de la seconde partie du siècle passé.
Le livre commence bien entendu avec le Zaïre et la rencontre entre Lutz Kayser et Mobutu – qui a été organisée, moyennant grasse rétribution, par Frederick Weymar, un Allemand « qui gère une bonne partie de la fortune présidentielle ». « C’est un coffre-fort à secrets, il a des appuis partout là où cela peut faciliter ses affaires. Il connaît très bien Mobutu et aussi l’un de ses proches, Bula Mandungu Nyati, qui s’appelait Antoine Nyati du temps où il fréquentait l’école religieuse belge, et Tony Nyati quand il était marxiste-léniniste. » C’est d’ailleurs ce fameux Bula qui, avec Weymar aux finances, a préparé le match de 1974 opposant Mohamed Ali à George Foreman…
Mise en scène, sens du détail et du dialogue, Joëlle Stolz nous fait revivre en direct la rencontre entre les quatre hommes. « J’ai dans ce pays trois cents tribus qui se détestent et se font trop souvent la guerre, dit le maréchal. Autour de moi, plein de voisins hostiles qui veulent m’abattre. Nos frontières sont immenses. Il faut surveiller tout ça. Je veux voir la moindre souris de chaque côté de ces frontières. Si vous réussissez, promettez-moi que le premier satellite sera pour moi. » C’est ainsi que Lutz Kayser, à la tête de la Société anonyme de lanceur et de transport orbital (Otrag), se voit octroyer au bout d’une demi-heure de discussion un territoire vaste de 100 000 km2 dans le sud-est du Zaïre, sur un plateau dominant la vallée de la rivière Luvua.
Symbole d’échec
Kayser, âgé de 37 ans, a désormais le champ libre pour réaliser ses essais à partir d’une zone peu exploitée du Katanga, alors rebaptisé Shaba (« cuivre », en swahili), à Kapani Tono (« derrière fendu »). La première tentative sera un succès, la fusée expérimentale atteignant douze kilomètres d’altitude en un eu plus de dix secondes. En mai 1978, alors que Kolwezi est à feu et à sang, le second essai est aussi un succès relatif, l’engin propulseur ne se disloquant qu’au bout de 20 secondes. C’est sans doute cela qui pousse Mobutu à se déplacer pour assister à la troisième tentative, laquelle restera dans l’histoire comme un symbole, immortalisée par les caméras de télévision.
« […] Dès le départ, la fusée pique du nez et s’écrase dans la vallée d’à côté. La séquence restera un symbole de l’échec du régime, même s’il parviendra tant bien que mal à se maintenir presque deux décennies de plus. […] L’explication de ce ratage tient au fait que les techniciens avaient préparé un lancement tôt dans la matinée, et que Mobutu et sa suite se sont pointés de longues heures plus tard, le temps de rassembler tout le monde. Des moteurs de fusée ne peuvent attendre. Mais bien sûr, c’était impossible de le dire au maréchal. »
Direction la Libye
Au-delà de ce moment bien connu, Projet Wotan a le mérite de s’intéresser à l’ensemble de l’histoire – qui évidemment ne s’arrête pas là – et de brosser les portraits de toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont eu affaire à Lutz Kayser. Que ce soient des savants, des intermédiaires, des femmes, des hommes politiques occidentaux inquiets de ses projets en période de guerre froide ou des autocrates intéressés par la possibilité d’établir, chez eux, une base de lancement qui puisse aussi servir à des fins militaires.
Après l’échec du Zaïre, Kayser se tourne vers le Libyen Mouammar Kadhafi, qui finira par accueillir ses équipes à Tauwiwa, où l’idylle durera quelques années – Lutz Kayser fermant même les yeux sur le fait que sa secrétaire et maîtresse Susi, née Susanne Schilleger, entretienne une intense relation amoureuse avec le Guide…
Sexe, argent, ambitions, réseaux, stratégies diplomatico-militaro-politiques : Joëlle Stolz ouvre des dizaines de tiroirs et relie savamment petite et grande histoire. Sans jamais trop s’éloigner de ce baroque Lutz Kayser, savant obnubilé par l’aventure spatiale, hommes d’affaires séducteur et flambeur peu regardant sur ses fréquentations. Essai solidement documenté, Projet Wotan n’est pas un roman. S’il l’avait été, il est probable que personne n’y aurait cru.
Projet Wotan, de Joëlle Stolz, Seuil, 274 pages, 21 euros.
Par Nicolas Michel – jeuneafrique.com