Avec Les Enfiévrés, la romancière américaine Ling Ma pointe les dérives du monde moderne dans un récit cynique et intelligent.
Une famille américaine passe à table : la mère met le couvert, le père dit le bénédicité, tout le monde se met à manger. Une fois. Deux fois. Trois fois. Cent fois d’affilée. Les assiettes sont vides. Les mangeurs, couverts d’escarres, en état d’inconscience profonde, vont répéter cette routine hébétée jusqu’à la mort. La famille est atteinte de la fièvre de Shen, transmise par un champignon qui a décimé la majeure partie de l’humanité. Une trentenaire, Candace Chen, les observe. Épargnée par l’étrange mycose, elle a rejoint un groupe de survivants qui fait route vers Chicago, menés par un leader mystique, dans l’espoir d’y fonder une communauté bienveillante.
Dans ce premier roman très remarqué lors de sa sortie aux États-Unis, en 2018, Ling Ma exploite l’esthétique du film de zombies (villes désertes, silhouettes errantes et démantibulées) en la délestant de ce qui fait son ADN : l’épidémie de rage transmise par la morsure. Construit sous forme de flash-back retraçant le passé de Candace, le roman ne place pas la violence dans les mâchoires des créatures désincarnées qui le hantent mais dans celles du système ultracapitaliste et hypermondialisé qui les précède.
Les ambitions sacrifiées sur l’autel du profit
Avant l’effondrement, Candace faisait publier des bibles à prix cassés, pilotant depuis Manhattan des commandes passées en Asie au mépris de l’environnement et de la santé des travailleurs. « Avec l’argent que je gagnais, j’achetais des exfoliants visage Shiseido, du café Blue Bottle, du cachemire Uniqlo », se souvient-elle. Membre de la génération des millennials (nés entre 1985 et 1995), elle a vu, comme tous les jeunes diplômés débarquant à New York avec des rêves d’épanouissement personnel, ses ambitions sacrifiées sur l’autel du profit : « L’avenir, c’était toujours plus de consommateurs. »
À l’image des zombies du réalisateur emblématique George Romero, les survivants de la grippe de Shen investissent un centre commercial abandonné, persuadés de pouvoir y commencer un monde meilleur. Le rêve tournera court. Ce livre ambitieux met en lumière la nécessité de s’affranchir pour de bon des schémas dans lesquels s’enferment l’individu comme la société. Un cynisme doux‑amer.
Les Enfiévrés, Ling Ma, traduit de l’anglais (États-Unis) par Juliette Bourdin, Mercure de France, 352 pages, 23,80 euros.
Par Élise Lépine – lejdd.fr