Livres. La romancière Marion Brunet, « Prix Nobel » et âme rebelle

Rencontre avec la lauréate du prix Astrid-Lindgren 2025, fameux « Nobel de la jeunesse », une romancière punk et poétique qui éclaire le monde sans jamais s’y complaire.

Quand Marion Brunet a prévenu, par texto, Xavier d’Almeida, son éditeur chez PKJ., qu’elle était la lauréate 2025 du prestigieux prix commémoratif Astrid-Lindgren, il lui a répondu : « Vive le mois d’avril », suivi d’un émoji poisson. Forcément, c’était le premier jour du mois, celui de toutes les blagues. Sauf que c’était vrai. Elle avait décroché le fameux « Nobel de la jeunesse », prix littéraire international doté d’une récompense de 5 millions de couronnes suédoises, soit plus de 462 000 euros.

Elle est la seconde Française à le recevoir, après Jean-Claude Mourlevat, en 2021. Marion Brunet a publié sur sa page Facebook l’enregistrement d’une conversation téléphonique : cueillie au saut du lit, elle a la voix embrumée par le sommeil et la fumée de cigarette. Au bout du fil, Boel Westin, présidente du jury, lui présente ses « plus chaleureuses félicitations », tandis que l’autrice, sidérée, éclate d’un rire si joyeux qu’il gagne aussitôt cette grande dame des lettres scandinaves.

« C’est rare, les gens qui font l’unanimité »

Il y a toujours de la joie autour de Marion Brunet, on le savait pour l’avoir déjà croisée dans des festivals littéraires : elle appartient à cette catégorie de personnes qui attirent et renvoient la lumière, elle est de ceux et celles qu’on suit des yeux sans qu’ils en tirent jamais de gloire – c’est leur nature.

Attablée en terrasse, près de la gare de Lyon, cette Marseillaise d’adoption, née en 1976, nous attend, ses yeux gris-vert pétillants sous une tignasse courte un peu ébouriffée, des bagues assez phénoménales à presque tous les doigts, dont une en argent représentant un gros poulpe : « J’adore, c’est un animal très gracieux, tellement intelligent, vous savez qu’il peut dévisser le couvercle des pots de confiture ? » dit-elle en mimant des tentacules avec ses mains. On a vu des romancières se prendre au sérieux, surtout après avoir décroché un immense prix littéraire. Marion Brunet fait le poulpe.

« Elle est comme ça : simple et chaleureuse, raconte Xavier d’Almeida, l’éditeur qui se remet à peine de ce poisson d’avril qui n’en était pas un. Elle est lauréate du second prix littéraire le mieux doté du monde, et je n’entends personne persifler qu’il est jaloux. Tout le monde l’aime, et c’est normal : elle est généreuse en tout. C’est rare, les gens qui font l’unanimité. »

On veut comprendre d’où vient sa lumière. Comment a-t-elle grandi ? Elle rit de l’exercice un peu scolaire de l’autoportrait : « Je suis née dans un tout petit village du Vaucluse, j’ai une sœur aînée, mes parents étaient éducateurs spécialisés, je n’étais pas super bonne élève, sauf en français… » Il y a des livres partout chez elle, alors elle lit, « trois bouquins par semaine ».

« J’ai été formée par le classique, la tragédie grecque, le théâtre. Plus tard, Steinbeck, Fante, Joyce Carol Oates. À la fin du lycée, j’ai eu une grosse période russe. Dostoïevski, Tolstoï. Le théâtre de Sartre. Mon chouchou absolu, c’était Guy de Maupassant.Une Vie. Bel Ami. SurtoutBel Ami, l’histoire d’un salopard qui monte les échelons en utilisant les femmes. Elles sont toutes plus intelligentes que lui, mais il a le pouvoir parce que c’est un homme. Et Boule de Suif. Une prostituée dans une diligence, que tout le monde méprise, mais qui leur sauve la mise. La littérature qui se préoccupe des petites gens, ça m’a toujours plu… »

Des tiroirs pleins de manuscrits

Les « petites gens », avant d’en faire le cœur de sa littérature, Marion Brunet s’en est d’abord préoccupée dans la vraie vie. Après une maîtrise d’écriture créative, l’une des toutes premières en France, qui n’aboutit pas à la publication d’un roman, elle s’oriente, comme ses parents, vers la profession d’éducatrice spécialisée.

Pendant quinze ans, elle travaille au contact de femmes seules avec enfants, dans des foyers d’accueil d’urgence pour mineurs, dans un hôpital de jour pour adolescents atteints de troubles psychiatriques… « J’ai adoré ce métier, mais j’en avais marre. Autant de l’institution que de la fatigue psychique que provoque le fait d’être en contact, au quotidien, avec la psychose. J’étais à vif… » Une amie d’enfance lui donne le genre de conseil qui fait basculer une vie : « Depuis que je te connais, tu écris. Il faut que tu publies ! »

Les tiroirs de Marion Brunet sont pleins de manuscrits. « Gamine, j’inventais des histoires, ado, des poèmes, jeune adulte, de l’autofiction un peu chiante qui se regardait écrire… » Elle a envoyé deux manuscrits à des maisons d’édition. Le premier, à la vingtaine, fruit de son travail de maîtrise, est resté lettre morte. Le deuxième, à 30 ans, était un recueil de nouvelles qui lui avait valu quelques lettres de refus manuscrites, avec des encouragements.

« Le problème, c’est que je racontais ma propre histoire. Des bribes de légende familiale, le mal-être dans lequel j’étais, tout ça plein de bons sentiments. C’était très irritant. » La jeunesse la sort de ses ornières. « Je me suis souvenue de ce que je racontais quand j’étais gosse. Des aventures très humanistes, une histoire qui se passait dans une réserve amérindienne, une autre qui réunissait deux personnages pendant le séisme qui a dévasté l’Arménie, en 1988. Je me suis dit que la solution était peut-être de redevenir fidèle à la petite fille que j’étais, la raconteuse d’histoires qui regardait le monde. Écrire pour elle, comme elle. »

S’adresser à un public « plus grand »

Marion Brunet ne connaît pas, alors, la littérature jeunesse contemporaine. Elle se penche sur les catalogues, est renversée par la qualité de ce qu’elle découvre. Elle sent que le secteur l’éloigne de son « nombril »,comprend la vertu de l’exercice et s’attelle à la rédaction de Frangine, son premier roman, dont elle fait lire quelques chapitres à Thibault Bérard, alors éditeur chez Sarbacane. Il adore.

Elle publie en 2013 ce premier roman pour ados mettant en scène un frère et une sœur élevés par deux femmes, aux prises avec les préjugés de leur entourage et les tourments de la vie. Marion Brunet reçoit un bon accueil, publie un deuxième roman pour ados, La Gueule du loup, toujours tourné vers les problématiques sociales et intimes de l’adolescence, puis deux romans pour petits lecteurs.

Elle commence à ressentir l’envie de s’adresser à un public « plus grand ». En 2016, elle fait paraître Dans le désordre, toujours destiné aux adolescents, grande histoire d’amitié sur fond de révolte, très politique. Elle reçoit le prix Ados en colère, pour Frangine, au Salon du livre d’expression populaire et de critique sociale d’Arras.

Là, elle rencontre Stéfanie Delestré, actuelle directrice de la « Série noire », chez Gallimard, à l’époque éditrice chez Albin Michel. « Elle m’a dit : “Tu sais quoi, Dans le désordre, j’aurais pu le publier en rayon adulte ! » » C’est le déclic. Marion Brunet écrit L’Été circulaire, superbe roman noir questionnant la liberté des femmes, le déclassement social, le racisme…

Elle le propose à Stéfanie Delestré, qui lui suggère de le montrer à d’autres éditeurs. Tous acceptent : Aurélien Masson chez Gallimard, Adrien Bosc et Gwenaëlle Denoyers au Seuil, Glenn Tavennec chez Robert Laffont, Pierre Fourniaud à La Manufacture de livres…

Marion Brunet regrette que Stéfanie Delestré ne veuille pas d’elle, l’éditrice dissipe le malentendu : elle voulait juste prouver à son autrice qu’elle avait le choix. L’Été circulaire sort en 2018 chez Albin Michel. Sans être publié dans le secteur polar, il vaut à la romancière le Grand Prix de littérature policière et lui ouvre un large public.

Irrévérence et élégance

Les idées se bousculent dans la tête de Marion Brunet, qui, pour sa part, bouleverse tout : les genres, les codes, les âges. Elle publie deux romans chez PKJ., Sans foi ni loi (2019) et Plein Gris (2021), un western et un roman d’aventure en mer, portés par son écriture singulière, tout en envolées nerveuses et ralentissements superbes, et deux magnifiques romans adultes, Vanda (2020) et Nos armes (2024), se lance dans une trilogie dystopique pour ados (Ilos, dont le deuxième tome vient de paraître), trace son chemin entre irrévérence punk et élégance poétique, pareille à nulle autre, forcément remarquée, jusqu’à ce prix commémoratif Astrid-Lindgren, qui la touche particulièrement, car il récompense « l’ensemble de son œuvre » : « Ils m’ont beaucoup parlé des personnages adolescents de L’Été circulaire, qui pourtant ne les concerne pas. »

Plusieurs de ses romans destinés à la jeunesse sortent en poche en secteur adulte. « Les personnages de ses romans pour adultes sont presque les mêmes que ceux de ses romans pour ados, c’est comme s’ils vieillissaient sous nos yeux », complimente Xavier d’Almeida.

« LA GUEULE DU LOUP » Sarbacane (232 p., 16 €).« L’ÉTÉ CIRCULAIRE » Albin Michel (272 p., 18 €).« PLEIN GRIS » PKJ. (224 p., 16,90 €).« NOS ARMES » Albin Michel (384 p., 20,90 €).« ILOS » PKJ. (240 p., 16,90 €).

À la douceur et à la gaieté de Marion Brunet répondent ses romans noirs, portés comme des droites. L’image fait mouche : son prochain roman (adulte) se passera dans le milieu de la boxe. « Évidemment, je suis en colère, la violence m’intéresse, je milite ardemment pour les droits des femmes, pour les droits sociaux. Mais la lumière, on ne la voit jamais aussi bien que dans le noir. Mes livres sont bourrés de tendresse, parce qu’il y a toujours quelque chose qui sauve. »

On n’écrira pas grand-chose de la vie privée de Marion Brunet. Elle a un fils de 14 ans, en garde alternée, à qui elle a transmis sa certitude qu’un câlin peut régler la plupart des problèmes. « Ce prix arrive après un très gros problème de santé », confie Xavier d’Almeida. Elle est d’accord pour qu’on le cite, sans commentaire.

Le jour où nous nous rencontrons, elle prépare son discours pour la remise du prix commémoratif Astrid-Lindgren, le 9 juin, à Stockholm. Elle a noté quelques phrases du discours de Camus qu’elle a écouté et qui l’a bouleversée. Elle lit : « [L’écrivain] ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’Histoire : il est au service de ceux qui la subissent. » Une émotion trouble ses iris d’étain, alors elle plaisante : « Il m’a tout pris, le salaud ! » Et bien sûr elle rit. Irrésistible.

World Opinions + lepoint.fr

ميادين | مرآة المجتمع، ملفات، تحليلات، آراء وافكار و رسائل لصناع القرار.. صوت من لا صوت له | الإعلام البديل

Check Also

Film norvégien « Handling the Undead ».. Vidéo

Avec ce film, la réalisatrice Thea Hvistendahl a livré un premier long-métrage de fiction "au sein d'un palmarès de films engagés", a indiqué samedi le NIFFF, lors de la clôture du festival. Cette oeuvre raconte les retrouvailles avec des proches récemment décédés et la difficulté de faire son deuil.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Résoudre : *
15 ⁄ 5 =