Il y a dix ans, le 17 décembre 2010, un vendeur ambulant s’immolait en Tunisie. Le geste de désespoir de Mohamed Bouaziz, 26 ans, épuisé par la misère et le régime policier de Ben Ali déclenche alors une révolution qui s’entendra à tout le monde arabe.
Dix ans après la mort de Mohamed Bouaziz (lire encadré), les Tunisiens rêvent de liberté, de démocratie et de dignité.
A Sidi Bouzid, petite ville du centre de la Tunisie d’où tout est parti, les vendeurs ambulants sont tellement écœurés que certains acceptent de parler: « Oui, oui, j’ai fait la révolution », affirme Seif, la quarantaine. Mais son verdict tombe, tranchant: « Je n’ai rien gagné. Je suis descendu dans la rue parce que je voulais plus de liberté et vivre avec dignité. Mais tout a empiré ».
En dix ans, le coût de la vie a triplé. Très vite, les larmes lui montent aux yeux: « C’est trop dur… coupez », demande-t-il à la journaliste de RTSinfo.
Des larmes à la colère, à ses côtés, Amine, un autre vendeur 27 ans et trois enfants. Le stress lui a creusé les traits prématurément: « Oui, il faut faire une nouvelle révolution à cause de toutes ces promesses non tenues. Tout est comme ça en Tunisie! Regardez ce marché: sur les plans, l’endroit était magnifique, une fois construit, en vrai, c’est insalubre! »
Et il résume: en dix ans, la corruption a explosé. Les vendeurs sont encore plus victimes du système: « Quand on sort avec notre charrette pour vendre des légumes, la police nous harcèle encore plus qu’avant la révolution », raconte-t-il. « C’est absurde! Cette révolution a été déclenchée justement par quelqu’un qui tenait une charrette et qui dénonçait nos conditions ».
Dans la foulée de la révolution les promesses ont fusé. Aujourd’hui, toujours pas d’hôpital digne de ce nom. Et l’autoroute promise en 2011 est inexistante. Même le musée de la révolution est resté en plan.
L’échec de toute la classe politique
A force, on a appris à rire du pire à Sidi Bouzid. Les habitants ont rebaptisé ce bistrot, « Café de la pauvreté »: celui des chômeurs diplômés.
Les membres de l’Assemblée nationale constituante de Tunisie célèbrent l’adoption de la nouvelle constitution. Tunis, le 26 janvier 2014. [Aimen Zine – AP/Keystone]
Avec ses compagnons, Shaker, 28 ans, tente d’y tuer le temps. Bac +5, informaticien, cela fait cinq ans qu’ils ne trouve pas de travail. Une histoire banale, ici: « J’ai vraiment tout fait, j’ai passé des entretiens, envoyé mon CV partout, j’ai rédigé mille lettres de motivation! J’ai cherché partout, mais rien ».
Ces dix dernières années, le nombre de chômeurs diplômés n’a cessé d’augmenter. La vie de Shaker est à l’arrêt. Cette jeunesse, diplômée ou non – c’est du pareil au même – Khaled Aouinia n’en peut plus de la voir toujours à quai.
Figure de la gauche tunisienne, pour lui, ce gâchis, c’est l’échec de toute la classe politique, gauche comprise: « Aujourd’hui, les jeunes, soit ils sombrent dans la drogue pour oublier la situation dans laquelle ils sont, soit ils se tournent vers le terrorisme, soit ils risquent leur vie en tentant de traverser la Méditerranée vers l’Europe. Et puis, il y a ceux qui essaient encore de se révolter et de faire bouger les choses ». Khaled Aouinia tente d’expliquer, mais très vite l’émotion le rattrape et il se met à pleurer.
Kais Bouazizi a ouvert son petit café et ne se résigne pas. Cousin de Mohamed Bouazizi, l’homme qui a déclenché la révolution par son immolation, il assure que le jeune homme n’est pas mort pour rien: « Moi, je continue à me battre pour que cette révolution réussisse, malgré la frustration qui règne! Pour l’heure, ceux qui ont cherché à tirer profiter de cette révolution, ce sont les islamistes, les représentants de l’ancien régime, etc. Nous, les jeunes qui avons fait la révolution, nous n’en avons rien retiré! Je suis lucide… Je pense que les gens qui font des révolutions n’en bénéficient généralement jamais eux-mêmes. J’ai 34 ans. Je ne pense pas que je récolterai les fruits de cette révolution. Mais les générations à venir oui. Je continue à y croire ».
Depuis plusieurs semaines, les manifestations se multiplient. Dans la région, la colère gronde.
Par Maurine Mercier/ RTSinfo