Climat : « L’Afrique doit avoir son propre narratif »

ENTRETIEN. Vice-président de l’Intergovernmental Panel on Climate Change, le professeur Youba Sokona réagit au paradigme actuel autour de l’Afrique et du climat.

Présent à la 17e Conférence économique africaine tenue du 9 au 11 décembre à Balaclava, à l’Île Maurice, conférence dont le thème était « Soutenir un développement sensible aux changements climatiques en Afrique », le professeur Youba Sokona, qui a participé aux débats, pose sur le positionnement du continent un regard critique. Et les conclusions de cette rencontre majeure organisée par la Banque africaine de développement, la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique et le Programme des Nations unies pour le développement montrent l’ampleur de la tâche pour l’Afrique.

Celles-ci ne demandent rien moins que « des mesures décisives pour lutter contre les changements climatiques ». Ayant réuni des décideurs, des experts du climat, des personnalités du secteur privé, des chercheurs et des jeunes, cette conférence a comme objectif de discuter et d’élaborer un plan d’action pour soutenir un développement à faible émission de carbone, un développement résilient aux changements climatiques de l’Afrique.

Ce qui a été frappant, c’est la richesse et la diversité des propositions. Aussi, a-t-elle conclu qu’« il faut joindre le geste à la parole », les participants ayant affirmé à l’issue des trois jours d’échanges que la réalisation de l’objectif de zéro émission nette est possible si toutes les parties prenantes s’engagent fermement, en créant un environnement propice aux partenariats public-privé notamment.

Cela est d’autant plus urgent que « l’Afrique est la région la plus vulnérable face aux changements climatiques », selon les mots mêmes du ministre des Finances, de la Planification économique et du Développement de Maurice, Renganaden Padayachy. « Le fléau que constituent les changements climatiques met des vies en danger », a-t-il averti.

Comme pour éclairer les lendemains de l’Afrique, Kevin Urama, économiste en chef et vice-président par intérim de la Banque africaine de développement chargé de la Gouvernance économique et de la Gestion des connaissances, a indiqué combien la capacité d’innovation des jeunes Africains va être déterminante.

« Vos connaissances, votre puissance, utilisez-les pour que nous puissions réaliser un développement respectueux du climat sur le continent », leur a-t-il dit. Et l’administratrice adjointe et directrice du Bureau régional pour l’Afrique du PNUD, Ahunna Eziakonwa, d’attirer l’attention sur « les coûts économiques, sociétaux, environnementaux, politiques et sécuritaires des transitions vertes ». « Nous devons comprendre pleinement les compromis et les coûts d’opportunité pour les communautés et les familles et éviter les voies qui sapent les perspectives de développement et creusent les inégalités », a-t-elle déclaré.

« La lutte contre les changements climatiques ne devrait pas être un choix, mais un impératif pour que l’Afrique parvienne à un développement respectueux du climat », a ajouté Hanan Morsy, secrétaire exécutive adjointe et économiste en chef de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA), pour qui « le développement respectueux du climat n’est pas un simple événement. Il s’agit d’un processus ». Pour le professeur Youba Sokona, si toutes ces considérations sont à prendre en compte, il convient de mettre en œuvre une véritable dynamique d’innovation institutionnelle pour rendre pérennes les initiatives et les actes posés pour et avec les Africains dans le respect des exigences de l’évolution de la situation du réchauffement climatique. Il s’est confié au Point Afrique.

Le Point Afrique : L’Afrique est au milieu du gué. Elle doit gérer en même temps le changement climatique, le développement, les problèmes de financement, faire semblant de ne pas voir le secteur informel qui est le secteur économique le plus important, etc. Comment pensez-vous que l’Afrique doit se mettre en orbite pour pouvoir relever les défis qui se présentent à elle ?

Youba Sokona : Il semble que l’Afrique se trouve dans un contexte tout à fait particulier qui est émaillé d’incertitudes. Et certaines de ses incertitudes ne sont pas du tout prévisibles. On a connu deux incertitudes importantes : le Covid-19 et la crise de l’Ukraine. Les deux faits ont eu un impact important sur la géopolitique qui, elle-même, va impacter le présent et l’avenir de l’Afrique.

Pour ce qui concerne le climat, il me semble que l’Afrique doit avoir son propre narratif, c’est-à-dire se démarquer du narratif dominant qui est une confrontation entre l’adaptation et l’atténuation, ce qui ne permet pas du tout à l’Afrique de s’en sortir. Pourquoi cela ?

L’Afrique a une position unique qu’aucun des continents n’a dans le monde. C’est vrai que l’Afrique et le continent le plus vulnérable, c’est vrai que l’Afrique est un continent qui a des problèmes, c’est vrai que l’Afrique est un continent où il y a une pauvreté endémique, mais c’est aussi vrai que l’Afrique est le continent dont le présent et l’avenir sont ouverts pour explorer toutes les possibilités. Tout simplement parce que nous n’avons pas encore mis en place les infrastructures essentielles qui vont définir notre présent et notre avenir. Tout est en construction.

Parlons énergie par exemple. Il faut savoir que le système énergétique africain n’est pas en place. Nous n’avons pas énormément investi pour attendre la fin des investissements et pour renouveler notre système énergétique. Il est à mettre en place. Cela veut dire que quand on parle de transition dans le contexte africain, il ne s’agit pas de transition. Il s’agit comme les Anglo-Saxons le disent de leap frogging. La seule transition qui me paraît importante et fondamentale dans le contexte africain, c’est d’arrêter de faire la cuisine avec du bois ou du charbon de bois. Cela n’apparaît pas dans les discours autant au plan national en Afrique qu’au plan international.

Autre exemple : notre système agricole. Il est totalement différent de ce qui existe d’ailleurs. C’est de la petite production agricole. On peut totalement le transformer et lui donner de nouvelles perspectives avec le développement des énergies renouvelables, la baisse du coût de celles-ci, le fait que, avec les différentes technologies, dans le domaine de l’agriculture, on n’a pas besoin de stockage de batteries.

Avec la crise de l’Ukraine, au lieu d’aller en Russie essayer de plaider pour le blé, si j’étais un responsable africain, je mettrais plus l’accent sur le mil, sur le sorgho, sur le niébé, sur le maïs, sur le manioc et bien d’autres produits qui constituent les éléments de base de notre alimentation. Le blé n’est pas un aliment de base de notre alimentation. En fait, cela nous donne l’opportunité également de nous réapproprier de ce qui est existant de chez nous. Cela me paraît essentiel.

Nos systèmes d’irrigation sont à développer et à mettre en place, nos infrastructures de l’eau aussi sont à créer. Nous avons l’opportunité de tenir compte des expériences passées et de repenser totalement le développement rural, chose qu’on a arrêté depuis que les programmes d’ajustement structurel sont intervenus. Et c’est pour cela que Dakar, Bamako, Abidjan, Lagos, Yaoundé, etc. sont devenus des villes invivables. Car il y a un afflux massif de toutes les populations autour qui ont l’espoir de trouver quelque chose. Cela devient un cauchemar pour tout le monde. Un cauchemar pour les gens qui viennent, un cauchemar pour les gens qui y sont, un cauchemar pour les politiques également qui sont totalement démunis. Ceci constitue également une occasion de réfléchir et agir à comment on peut aborder la question de la ville et en même temps celle du développement rural, et essentiellement de mettre en place des systèmes énergétiques qui soient adaptés à nos contextes, de réellement mettre ensemble les trois piliers essentiels qui sont les mêmes dans tous les pays.

Ces trois piliers essentiels tournent autour de l’articulation entre les politiques au niveau local, au niveau régional et national d’abord, la science, c’est-à-dire la connaissance d’une manière générale, la recherche et les études ensuite, et enfin, la pratique et les actions.

Il se trouve que les programmes d’ajustement structurel ont totalement cassé la production de la connaissance dans les pays africains en les substituant par l’expertise internationale, la consultation. Problème : celles-ci ne créent pas du tout de la connaissance. Les connaissances ne sont pas du tout intégrées. Imaginez si des universités africaines pouvaient travailler ces questions de fond, cela amènerait les universités à les étudier, à les aborder. Non seulement elles allaient développer une excellence en la matière mais elles allaient informer les politiques, ce qui aurait forcément un impact sur l’éducation.

Nos pratiques également ne sont pas du tout éclairées par nos politiques. On ne fait pas le développement par des projets. Un projet, c’est une idée, c’est un concept pour pouvoir mieux informer le politique. Si le projet n’informe pas le politique, ça n’a pas de sens.

Je crois qu’il y a deux tares en Afrique qu’il faut totalement éliminer.

D’une part, ce sont les projets. Parce qu’on dépouille les institutions de ressources pour faire tourner des projets qui ont un environnement totalement artificiel au lieu de renforcer les institutions avec les ressources qui’existent.

Et d’autre part, ce sont les consultants. Par ce biais, on ne fait pas de la connaissance et on n’améliore pas l’existant de la connaissance. Celui-ci fait un travail qui aurait pu être fait par quelqu’un du pays. En d’autres termes, on importe de la connaissance.

Pour me résumer, il semble qu’il y a quatre prérequis essentiels :

– Avoir une vision assez claire. Le politique doit avoir la vision, sur le long terme. Une fois qu’on a la vision, il faut qu’on ait les institutions qui soient capables de prendre en main cette vision et la traduisent en action de conquête, en termes de politique, de recherche ou de sciences, d’action et de pratiques.

– Avoir des ressources. Celles-ci sont financières et humaines. Et en l’occurrence, il faut beaucoup plus de ressources humaines que de ressources financières. Pourquoi ? Parce qu’on discute souvent beaucoup du financement sans savoir exactement ce qu’il y a dedans. On a besoin de deux éléments. Un premier consiste à créer un environnement favorable à la possibilité de définir des axes et des pistes et des secteurs d’investissement parce que tout simplement le secteur privé vient dans l’investissement. Il ne vient pas dans le financement et c’est logique, parce qu’il veut faire de l’argent. Il y a un retour sur l’investissement qui est attendu. Pour aller dans cette direction, il faut avoir sur place des personnes qui soient en capacité d’agir efficacement.

– S’inscrire dans une démarche d’innovation institutionnelle. Pourquoi ? Je prends l’exemple de l’environnement. Ma question est la suivante : mais pourquoi a-t-on des ministères de l’Environnement dans nos pays ? C’est une absurdité que d’avoir de tels ministères en Afrique. Cela a un sens en France, en Amérique ou ailleurs, mais pour l’Afrique, les questions d’environnement sont intégrées et sont parties prenantes des questions de développement. Autre interrogation : pourquoi les ministères de l’Environnement ont-ils en charge les questions du climat ? À mon sens, la question du climat est à la fois une question économique, une question sociale, une question environnementale et une question de financement, et j’en passe.

– Dernier prérequis : il faut se poser la question de savoir comment régler les problèmes qui se posent aux populations aujourd’hui, dans l’immédiat. Parce qu’elles ont besoin de vivre aujourd’hui. Elles sont en survie et en même temps, elles ont besoin d’investissements sur le long terme. Ce n’est pas simple et c’est même extrêmement difficile d’être sur les deux fronts, mais c’est le prix à payer pour nous en sortir.

À quoi faut-il s’attendre pour l’Afrique demain si on continue sur la trajectoire actuelle avec tous les bouleversements géopolitiques et géoéconomiques que nous observons ?

À mon sens, c’est une catastrophe plus importante que la catastrophe climatique qui attend l’Afrique. Parce qu’on vit déjà les conséquences de la catastrophe climatique à travers une catastrophe sociale qui prend petit à petit forme. Aujourd’hui, les jeunes sont démunis, n’ont aucune perspective, mais sont tous dans les capitales africaines avec l’espoir de trouver quelque chose. Le problème, c’est qu’en face, on ne leur propose rien. Il y a une petite partie d’entre eux qui essaie d’aller en Europe, mais la grande majorité est toujours sur place. On est donc dans une situation où une bombe peut exploser d’un moment à un autre. Et croyez-moi, cette bombe-là est beaucoup plus importante et dévastatrice que les questions de climat.


Propos recueillis à Balaclava (Île Maurice) par Malick Diawara – Le Point

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