Livres. « Les sources », l’implacable dernier roman de Marie-Hélène Lafon sur la violence d’un mari dans une ferme isolée du Cantal

Le dernier roman de Marie-Hélène Lafon plonge aux sources de son œuvre à travers l’histoire intime d’une famille installée dans une ferme isolée du Cantal, sous le joug d’un mari et père violent.

Après Histoire du fils, Prix Renaudot en 2020, vendu à plus de 160 000 exemplaires, Marie-Hélène Lafon publie Les sources, un court roman dans lequel elle concentre et dessine les sources de tout ce qui fait le sel de son œuvre. Le livre est paru le 5 janvier aux éditions Buchet-Chastel.

L’histoire : une femme, presque trente ans, mère de trois enfants, et un mari. Cette famille en apparence normale vit dans une ferme isolée du Cantal, dans la vallée de la Santoire. Ce samedi de juin 1967, la mère s’active dans la maison. C’est jour de « grande toilette des enfants ». Il faut faire la lessive, ranger la maison. Se tenir prêt pour la visite le lendemain chez les grands-parents.

Pendant que le père fait la sieste (un répit), elle repense au passé, à son enfance, à ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Elle est mariée depuis huit ans, son corps s’est alourdi. « Trente ans, trois enfants, Isabelle, Claire et Gilles, deux filles et un garçon, sept, cinq et quatre ans, une ferme, une belle ferme, trente-trois hectares, une grande maison, vingt-sept vaches, un tracteur, un vacher, un commis, une bonne, une voiture, un permis de conduire ». Sur le papier une belle vie. En vrai, un calvaire qui a démarré « aussitôt après le mariage ». Pour tenir, elle fait des listes, et s’y accroche. 

En trois actes

Marie-Hélène Lafon décrit dans ce roman court, très dense, l’intimité d’une famille qui vit la violence au quotidien, dans le silence et l’isolement, et ses suites. Nous sommes à la fin des années 60, dans une région rurale où « il faut faire semblant devant les gens », où l’orgueil « bloque les mots ». La romancière articule son récit en trois mouvements, autour de la maison familiale. Trois mouvements et trois points de vue.

On démarre avec celui de la mère, 1967, dans les jours qui précèdent son émancipation. Puis vient celui du père, dans les années 70, resté seul dans une maison vide, qui rumine « cette drôle d’époque » où « les femmes veulent prendre la place des hommes », et sa nostalgie du Maroc, où il y eut le service militaire, la chaleur, et une femme.

Le père pense aussi à ses filles, qui réussissent, et à sa tante Jeanne, professeure de mathématiques à Paris, figures féminines lumineuses, et rassurantes, motifs de fierté dans son esprit, tandis que pour son fils, son « garçon », « il n’y voit pas clair, il sent que Gilles est tout du côté de sa mère et de son grand-père maternel ; ils en feront une nouille, pas un homme capable de tenir une ferme ». 

Et enfin dans le troisième et dernier chapitre, on retrouve Claire, la seconde fille devenue adulte, cinquante ans plus tard, à l’automne 2021, sur le seuil de sa maison d’enfance, celle du calvaire puis des visites alternées, qui vient d’être vendue.

« Ça passe vite, la vie, le temps »

D’une écriture pressée, chaque mot pesé, à sa place, sans gras, la romancière parvient à suggérer une atmosphère tendue comme un arc par la violence du mari, qui fait régner dans la maison une terreur sourde, dans laquelle chacun mesure ses gestes, son souffle, pour ne pas déclencher « le cirque, la corrida ». 

Dans le deuxième mouvement, plus court, plus relâché, la romancière peint l’impuissance et l’incompréhension du mari et père. Pas de jugement. On comprend entre les lignes combien pèsent sur tous les injonctions de l’époque (« Les femmes suivaient les maris »), combien le milieu rural, agricole, pèse sur les corps, « abîmés »« viande lourde », et sur les esprits. Le père sait qu’aucun de ses enfants ne reprendra la ferme, « qu’il n’aura pas de suite », et c’est pour lui une tragédie.

Le troisième et dernier « acte », court, mais plein de langueur comme une dernière note tenue, apporte un dénouement apaisant. « Claire respire dans la cour l’odeur tiède et sucrée des feuilles alanguies ». La cour, l’érable, la balançoire n’ont pas bougé mais le temps a passé. Claire n’entre pas, elle reste à l’extérieur, le refuge de son enfance, elle est là pour dire adieu à cette « maison des petites années », aux « sources » (terme que Claire préfère au mot « racines »), d’une vie et aussi d’une œuvre.

Il est ici question d’émancipation. On l’entend dans le texte, remarquablement écrit, mais aussi à travers les ellipses, deux sauts dans le temps, scandés par trois dates qui structurent le roman, donnant à voir en off le chemin parcouru par les différents protagonistes. La construction du livre, trois chapitres de plus en plus courts, appuie cette idée « que ça passe vite, la vie, le temps ».

La terre (sa terre, le Cantal), la famille, l’émancipation, la transmission, le silence, le langage des corps, des objets, des paysages, les chemins de vie et les mots qui jaillissent comme une source après avoir été retenus… Tous les thèmes qui occupent Marie-Hélène Lafon depuis ses débuts en littérature sont ici pressés jusqu’à en extraire une sève corsée qui irrigue l’ensemble de ce grand roman.

Couverture du roman de MArie-Hélène Lafon, "Les sources", janvier 2023 (Buchet-Chastel)
Couverture du roman de MArie-Hélène Lafon, « Les sources », janvier 2023 (Buchet-Chastel)

Les sources, de Marie-Hélène Lafon (Buchet-Chastel, 128 p., 16,50€)

Extrait :

« Elle pense à sa mère et à ses tantes qui disent toujours que ça passe vite, la vie, le temps, les années de jeunesse où on a les enfants petits avec soi dans les maisons. Elle commence à le comprendre, elle déglutit dans le silence de la sieste, elle appuie son menton sur ses mains et ses coudes sur la toile cirée, de part et d’autre de son assiette, elle déglutit encore. Bientôt huit années depuis son mariage; elle compte, dans six mois et dix-sept jours, ils se sont mariés le 30 décembre 1959. Elle n’aime pas penser à ça, il ne faut pas. Huit ans de mariage, et quatre ans à la ferme, ici, loin de tout, au bout du monde. Elle voudrait se lever, sortir, aller ramasser la lessive, faire ce qu’il faut, prendre un peu d’avance avant la grande toilette des enfants, la toilette du samedi qui est plus longue quand on descend le lendemain chez les grands-parents, chez elle et chez lui, il faut que les trois soient impeccables, toujours. Son corps pèse. Elle attend. » (Les sources, p.15)

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