Révolution française : la nuit où tout a basculé

Dans un roman à la fois érudit et drôle, Bertrand Guillot raconte le déroulement de la nuit du 4 août 1789, quand les privilèges de l’Ancien Régime furent abolis.

Qui a dit qu’il ne se passait jamais rien en août ? En 1789, en tout cas, ce mois d’été a été particulièrement chargé ! Deux écrivains nous le rappellent. À l’automne dernier, Henri Lœvenbruck évoquait, en marge d’un thriller très réussi (L’Assassin de la rue Voltaire, XO éditions), la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen entre le 9 et le 29 août 1789.

En ce début d’année, Bertrand Guillot y revient avec un roman historique de belle facture traitant de « la nuit du 4 Août » : cette soirée au cours de laquelle la jeune Assemblée nationale décida, en quelques heures, de « détruire le régime féodal ». Cet événement majeur de l’histoire de la Révolution française est peu enseigné au lycée. Il contribua pourtant à abolir les privilèges de l’aristocratie (qui bénéficiait jusque-là d’exemption d’impôts, d’emplois réservés et de droits particuliers, comme celui de la chasse…) et du clergé. Mais, cette nuit-là, furent aussi annulés d’autres privilèges : les statuts spécifiques de certaines villes, dont les habitants jouissaient de prérogatives dérogatoires du droit commun.

L’épisode a permis l’avènement d’un « monde nouveau » plus égalitaire, renvoyant dans les oubliettes de l’Histoire le système de quasi-castes qui régissait, jusque-là, la société française. Sans lui, l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (rédigée par Jean-Joseph Mounier et adoptée par la représentation nationale le 20 août 1789) aurait été vide de sens. Si ce texte a finalement pu proclamer que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », c’est bien grâce au 4 Août.

Des figures historiques oubliées

Mais alors ? Que s’est-il vraiment passé cette nuit-là ? Comment un millier d’hommes réunis dans un ancien entrepôt de décors servant aux fêtes royales (l’hôtel des Menus-Plaisirs à Versailles) est-il parvenu à ébranler en moins de trois heures cet « Ancien Régime » qui prévalait depuis mille ans dans l’Hexagone ? Qui sont les acteurs de ce moment historique ? C’est à toutes ces questions que s’attache à répondre de manière érudite et joyeuse Bertrand Guillot dans ce livre à la fois intelligent et drôle.

Suivant les pas d’une douzaine de protagonistes qui jouèrent un rôle clé lors de cette soirée cruciale, l’auteur nous fait toucher du doigt la réalité de ces heures folles. Leurs noms sont un peu oubliés aujourd’hui, mais ils eurent autant d’importance, ce soir-là, que Danton, Robespierre ou l’abbé Grégoire plus tard. Ils se nommaient Adrien Duquesnoy, Joseph Delaville, Pierre-François Lepoutre, Isaac Le Chapelier, Jean-Jacques Duval d’Eprémesnil, Guy Target, mais aussi Louis Marie Antoine de Noailles, Armand du Plessis, Guy Le Guen de Kerangal, Anne Louis Henri de La Fare, ou encore Jean-Baptiste de Lubersac… Tous jouèrent un rôle décisif en ce 4 août 1789.

Une impressionnante enquête

À la faveur de courts chapitres, écrits tout en nerf, Bertrand Guillot les ressuscite. Son livre se décompose subtilement en trois parties. Dans la premièe, il nous fait découvrir l’événement de l’intérieur. Dans la deuxième, il rembobine le film pour nous expliquer comment et pourquoi nous en sommes arrivés là. Avant, dans une troisième partie, de nous faire revivre cette inoubliable nuit, avec la même ingéniosité qu’un Christopher Nolan, sous un nouveau jour, fort des enseignements que l’on vient de glaner.

C’est en compulsant des centaines de journaux intimes et de correspondances de témoins de l’époque, que l’auteur a réuni la matière qui lui permet de croquer chacun des protagonistes sur le vif. Multipliant les saynètes cocasses et les dialogues désopilants, Bertrand Guillot convoque des figures variées et multiplie les points de vue afin de trousser un roman effervescent qui restitue l’électricité de ces heures décisives.

C’est la fille du ministre Necker (Germaine, future Madame de Staël) qui observe un à un les débatteurs depuis les tribunes. Ce sont les chroniqueurs de l’époque : Le Hodey et Beaulieu qui jouent les éditorialistes politiques avant l’heure. Mais également les acteurs eux-mêmes de cette nuit fameuse, les curés Pinelle, Jallet et Chevallier qui, siégeant au premier rang de cette assemblée, ont tout noté de ce qu’ils voyaient. Guillot cite même les écrits de Johann (Joachim) Heinrich Campe,débarqué à Paris pour couvrir l’événement comme un « envoyé spécial ».

Bertrand Guillot, né en 1974, signe là son cinquième roman. Il est également cofondateur du prix littéraire de la Page 111. © Chloé Vollmer-Lo pour Delcourt

L’abondante documentation rassemblée par l’auteur n’est jamais pesante. Juste, parfois, un peu étourdissante. Car elle nous est livrée à un train d’enfer et nous réserve de nombreuses surprises. Ni Mirabeau ni Sieyès n’assistèrent ainsi à cette séance décisive. Ce furent des aristocrates réformateurs qui décidèrent, eux-mêmes, de renoncer à leurs avantages, bientôt suivis par une frange libérale de l’Église catholique. Leur audacieuse décision, saluée (et appuyée) par les représentants du tiers état, fut habilement mise en scène au sein du cercle des Bretons qui devait, par la suite se transformer en club des Jacobins.

Théories du complot

Des théories du complot ne manquèrent pas de fleurir ici et là, dans les milieux les plus conservateurs, pour tenter de discréditer l’événement. Et les révolutionnaires employèrent tous les moyens de communication à leur disposition pour contrer les initiatives émanant de l’aile la plus réactionnaire du régime, qui tentait d’obtenir que le texte émancipateur de l’Assemblée ne soit jamais suivi d’effets.

Convaincu que ce combat pour une société plus juste n’a rien perdu de son actualité, Bertrand Guillot multiplie les parallèles entre 1789 et aujourd’hui. Dépeignant sans caricature des individus qui doutent, des personnages historiques (le roi mais aussi ses ministres) traversés par des envies et des rêves contradictoires, l’écrivain rend ces héros étrangement proches. La manière dont il nous restitue ce 4 août 1789, loin d’être binaire et manichéenne, se révèle alors inspirante. Dans un dernier chapitre, particulièrement enlevé, Guillot conclut de manière sentencieuse en évoquant le regard qu’on portera sur son travail, dans une génération ou deux : « Un jour, ce livre sera un livre d’ancien régime. Il ne s’en plaindra pas. » Qui vivra, verra.

C’est un État en déficit chronique, où les plus riches échappent à l’impôt. Un régime à bout de souffle. Un peuple à bout de nerfs, qui réclame justice et ne voit rien venir. Un pays riche mais bloqué, en proie aux caprices d’un climat déréglé́. Telle est la France à l’été 1789. Jusqu’à ce qu’en une nuit, à Versailles, tout bascule. C’est la nuit du 4 Août.© DR

*L’Abolition des privilèges, de Bertrand Guillot, Les Avrils éditeurs, 280 pages, 20 €.

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