Entretien: Témoignages d’abus et de souffrances de ceux qui fuient les combats au Soudan

En avril, un conflit armé a éclaté après que deux des généraux les plus puissants du pays – qui avaient conjointement renversé un gouvernement de transition lors d’un coup d’État en 2021 – ont commencé à se disputer le pouvoir. Au cours des deux derniers mois, les Forces armées soudanaises (SAF) et les Forces de soutien rapide (RSF), une force armée indépendante, ont causé des destructions massives et des pertes civiles à travers tout le pays.

Des centaines de civils ont été tués et plus d’un million contraints de fuir, principalement à l’intérieur du pays, mais aussi à l’étranger, ce qui a provoqué une catastrophe humanitaire. À ce jour, plus de 88 000 personnes ont fui vers le Soudan du Sud, dont beaucoup vivaient dans la capitale Khartoum et étaient des ressortissants sud-soudanais, des Soudanais ou des réfugiés de la région.

Anthony Gale s’est entretenu avec Laetitia Bader au sujet de ce qu’elle a découvert lors de ses recherches et des mesures à prendre pour soutenir les personnes touchées par ce conflit.
 

Quelles ont été vos premières impressions sur les réfugiés avec lesquels vous avez pu parler à Djouba ?

Ma première impression a été celle d’une communauté en état de choc. Le traumatisme est presque palpable.

Si certains ont déclaré avoir commencé à stocker des vivres et de l’eau avant le début des combats à Khartoum alors qu’ils voyaient la situation se détériorer rapidement, beaucoup d’autres ont été pris par surprise. C’était troublant d’entendre des récits de vie quotidienne aussi banale être soudainement bouleversée par le conflit.

Il y a un sentiment d’incrédulité et de consternation parmi ceux qui sont arrivés à Djouba. Non seulement en raison des difficultés auxquelles ils sont confrontés, mais aussi en raison des décisions incroyablement difficiles qu’ils ont dû prendre pour venir jusqu’ici. Je me suis entretenue avec de nombreuses personnes qui ont été contraintes de laisser des êtres chers derrière elles, parce qu’elles n’avaient pas les moyens de fuir, parce qu’elles en étaient physiquement incapables ou parce qu’elles estimaient devoir protéger leur logement à Khartoum. Beaucoup de ceux à qui j’ai parlé étaient tourmentés, ne sachant pas si leurs proches étaient en sécurité.

Plusieurs des personnes avec lesquelles je me suis entretenue étaient originaires du Darfour. Elles avaient déjà dû fuir leurs foyers une fois, parfois à deux reprises, en raison des combats et des graves abus commis au Darfour, voyant en Khartoum un refuge. Plusieurs m’ont demandé si le fait de devoir recommencer leur vie à nouveau ne serait pas vain.

Outre la profonde tristesse et le traumatisme de ce qu’ils ont vécu, ils doivent également faire face à une nouvelle réalité très difficile et déstabilisante. Beaucoup de ceux qui sont arrivés à Djouba, y compris des ressortissants du Soudan du Sud, ne connaissent pas la ville et n’y ont pas de réseaux de soutien. Beaucoup d’entre eux m’ont dit qu’ils se sentaient très seuls.

De quels abus au Soudan avez-vous entendu parler ?

De nombreuses personnes avec qui j’ai parlé m’ont fait le récit d’un parent, d’un ami ou d’un voisin tué au cours des premières semaines de combat à Khartoum par des tirs ou des armes lourdes.

Si les médias se sont fait l’écho de certains de ces combats, en particulier dans les quartiers aisés de la ville, ils ont en revanche nettement moins parlé des quartiers défavorisés qui ont également été dévastés. L’utilisation d’armes lourdes, y compris de bombes larguées par voie aérienne, de tirs d’artillerie et de chars, a eu un impact dévastateur sur la population civile et sa capacité à survivre à Khartoum.

Ces récits sont poignants. Un jeune homme m’a raconté en larmes comment, en se réveillant, il a trouvé son oncle bien-aimé mort dans la chambre à côté de la sienne après qu’une munition a touché le toit de leur maison. Un autre, âgé de 26 ans, qui a vu un char tirer sur la maison d’un voisin, s’est précipité pour y trouver deux jeunes enfants et leur mère tués. Une femme a trouvé son beau-frère abattu devant leur maison après des heures de combat – il venait juste de sortir pour se brosser les dents quand la fusillade a éclaté.

Les pillages et vols généralisés commis par les belligérants, notamment les Forces de soutien rapide (RSF), mais aussi par des bandes armées ou des assaillants non identifiés, sont également fréquents. Plusieurs personnes interviewées m’ont dit que c’est en voyant leur marché local pillé qu’elles ont réalisé qu’elles ne pourraient plus survivre à Khartoum et cela les a poussées à fuir. Beaucoup se sont fait dérober leurs possessions. Certains ont vu leur maison pillée ou celle de voisins plus aisés, tandis que d’autres se sont fait voler leur argent et leur téléphone portable aux postes de contrôle.

L’impact de ces pillages est double : de nombreux réfugiés se retrouvent avec à peine plus que les vêtements qu’ils portent sur eux et ont dû emprunter de l’argent à plusieurs reprises à des amis ou à des parents pour se mettre à l’abri. Mais il leur sera également extrêmement difficile de reconstruire leur vie, que ce soit au Soudan du Sud ou s’ils sont en mesure de retourner au Soudan. Si l’on tient compte du peu de soutien dont bénéficient les réfugiés à Djouba, la situation est extrêmement difficile.

Des inquiétudes ont été exprimées au sujet de violences sexuelles commises dans le cadre de ce conflit. Est-ce un sujet qui a été évoqué lors de votre enquête ?

Nous nous sommes penchés sur la question des violences sexuelles et avons entendu de plus en plus de témoignages de la part de personnes qui tentaient de venir en aide aux survivant-e-s. Mais même les femmes qui se manifestent ne sont probablement qu’une petite proportion d’un problème beaucoup plus vaste.

L’un des problèmes, c’est que l’accès des survivant-e-s de violences sexuelles aux services dont elles ont besoin risque d’être entravé par les combats, qui ont rendu les déplacements à Khartoum très dangereux. De nombreux établissements de santé ont été détruits ou contraints de fermer, et les matériels médicaux pillés. Même ceux qui peuvent se rendre dans des cliniques trouvent qu’il n’y a pas assez de services adéquats pour les survivant-e-s de violences sexuelles. Plusieurs personnes m’ont fait part de leurs inquiétudes quant à la pénurie de prophylaxie postexposition (PEP), qui est dispensée aux victimes d’agressions sexuelles pour les empêcher de contracter le VIH.

Quelle est la situation des réfugiés à Djouba ? Bénéficient-ils d’un soutien suffisant ?

Ces dernières semaines, les agences d’aide humanitaire ont renforcé leur soutien aux milliers de personnes fuyant vers le Soudan du Sud. S’il autorise la fourniture d’une aide d’urgence immédiate dans les points d’arrivée, le gouvernement souhaite que les nouveaux arrivants poursuivent leur route, soit vers des camps de réfugiés, soit, dans le cas des ressortissants sud-soudanais, vers leur région d’origine. Pour beaucoup, c’est tout simplement impossible ; certains rapatriés, par exemple, ont toujours vécu au Soudan, et d’autres ont des problèmes de santé chroniques qui nécessitent un accès permanent à des soins qui n’étaient disponibles qu’à Khartoum.

Bon nombre de personnes que j’ai interviewées étaient arrivées à Djouba en passant par la ville pétrolière de Paloich, où elles ont attendu, parfois pendant des jours, sans abri et avec très peu de nourriture et d’eau. Les conditions sanitaires y étaient désastreuses ; plusieurs parents ont déclaré que leurs enfants étaient tombés gravement malades. Certaines personnes ont déclaré avoir été passées à tabac par le personnel sécuritaire sud-soudanais, alors qu’elles tentaient désespérément d’embarquer sur des vols à destination de Djouba. Il est important de rappeler que la situation humanitaire au Soudan du Sud était déjà mauvaise avant même le début du conflit au Soudan. Les besoins sont énormes et les déficits de financement importants.

Certains des réfugiés soudanais et des rapatriés du Soudan du Sud avec lesquels je me suis entretenue à Djouba m’ont demandé où ils pouvaient obtenir de l’aide, qui pourrait leur venir en aide. C’était une question récurrente dans mes entretiens et les gens sont visiblement très inquiets. Il n’y a actuellement que peu ou pas d’aide disponible pour ceux qui ont fui vers la capitale.

La situation est particulièrement grave pour les Érythréens qui avaient fui leur pays d’origine pour s’installer au Soudan, et qui ont tenté de fuir vers le Soudan du Sud lorsque les combats ont éclaté à Khartoum. J’ai reçu plusieurs appels téléphoniques alarmants d’Érythréens qui avaient réussi à quitter le Soudan pour Djouba, mais à qui les autorités sud-soudanaises ont dit qu’ils ne pouvaient pas rester sur place, avant qu’ils ne soient reconduits à la frontière. Ils sont terrifiés à l’idée d’être renvoyés en Érythrée, dont le gouvernement est extrêmement répressif.

J’ai lu que le réseau de communication était peu stable et qu’il est difficile de faire sortir des informations du Soudan.

Cela ne fait aucun doute. Les combats ont endommagé les infrastructures de communication du Soudan et les pénuries de carburant ont également un impact. Nous savons que dans certaines parties du Darfour en particulier, le réseau de communication est en panne.

À Khartoum, les organisations de médecins jouent un rôle essentiel en fournissant des informations sur le nombre de victimes et l’impact dévastateur des combats sur le système de santé, mais elles ont prévenu qu’il ne s’agissait probablement que d’un aperçu. C’est l’impression que j’ai eue en parlant aux réfugiés. Beaucoup de victimes ne sont pas prises en compte dans ces chiffres : des membres de la famille enterrés à la hâte là où ils sont morts et des parents qui ne veulent pas prendre le risque d’emmener leur enfant blessé à l’hôpital. Et bien sûr, cela fait le jeu des belligérants. Moins il y a d’informations, plus ils se soustraient à l’attention dont ils devraient faire l’objet.

Outre les difficultés techniques liées à l’obtention d’informations en provenance du Soudan, nous constatons également des tentatives visant à museler les voix critiques. Nous recevons des informations selon lesquelles des civils, dont des membres du mouvement citoyen connu sous le nom de « Comités de résistance », et des médecins sont pris pour cible par les autorités pour avoir sensibilisé l’opinion à la situation au Soudan. Cette semaine encore, les services de renseignement militaire ont arrêté un éminent chirurgien et militant, le Dr Alaa Nugud.

Les autorités et les belligérants devraient autoriser la surveillance, la communication et la critique de leurs agissements. Elles devraient commencer par remettre en liberté le Dr Alaa et les autres individus arrêtés pour avoir exprimé leurs opinions pacifiques.

Y a-t-il un témoignage particulier recueilli à Djouba qui est resté gravé dans votre mémoire ?

Je n’oublierai sans doute aucune des histoires que j’ai entendues, mais un témoignage m’a semblé particulièrement chargé par la dévastation et la tragédie.

C’est celui d’un homme de Djouba dont la femme et leurs jumeaux, un garçon et une fille âgés de quatre ans, vivaient à Khartoum. Le jour précédant le début des combats, leur fils s’est rendu à un mariage accompagné de sa tante. Comme ils n’étaient pas de retour le lendemain, et malgré les combats qui faisaient rage autour d’elle, la femme de cet homme est partie à leur recherche et a été blessée à deux reprises. Elle a passé trois jours à l’hôpital.

Dès sa sortie, elle s’est mise de nouveau à la recherche de son fils et de sa sœur. Elle a retrouvé leurs corps.

Avec l’aide d’un étranger, elle les a enterrés là où ils avaient été tués.

L’homme m’a dit qu’il avait supplié sa femme d’emmener leur fille à Djouba, où elles seraient toutes deux en sécurité. Il lui a fallu une semaine, mais elle est finalement arrivée à la frontière avec le Soudan du Sud. En chemin, leur fille est tombée gravement malade. Sa femme a tenté d’obtenir de l’aide dans la ville frontalière de Renk, mais les services étaient débordés par l’afflux massif de réfugiés. Elle était totalement démunie.

Elle a dit à son mari que si elle restait à la frontière, leur fille mourrait. Malgré la proximité d’une sécurité relative, elle a estimé qu’elle n’avait pas d’autre choix que de rebrousser chemin. Elle a risqué sa vie pour retourner dans une zone de guerre parce qu’elle pensait que sa fille aurait de meilleures chances d’être soignée à Khartoum.

La fille est rétablie, mais elle et sa mère sont maintenant bloquées à Khartoum et le père est dévoré d’inquiétude.

Ce n’est qu’une des centaines, voire des milliers, de tragédies déchirantes et pourtant évitables que ce conflit a provoquées.

Qu’attendez-vous de la communauté internationale ?

Le 2 juin, le Conseil de sécurité de l’ONU se réunit pour discuter de la situation au Soudan et du renouvellement du mandat de la mission des Nations Unies déployée dans ce pays. L’ONU s’est concentrée sur le processus politique au détriment de la situation de plus en plus grave à laquelle sont confrontées les communautés du Darfour et d’autres régions.

Le Conseil de sécurité, avec le soutien des trois pays africains qui y siègent actuellement, et l’Union africaine devraient saisir cette occasion pour expliquer aux parties belligérantes les conséquences de leurs violations du droit international, en particulier les attaques contre les civils, les infrastructures civiles et les installations médicales, ainsi que l’entrave ou le blocage de l’accès à l’aide humanitaire.

Une autre étape importante consisterait à s’attaquer à l’utilisation d’armes lourdes telles que les roquettes, les bombes aériennes et l’artillerie, qui ont un impact dévastateur sur les civils. Une façon d’y parvenir serait de limiter l’accès des belligérants à ces armes. Étendre à l’ensemble du pays l’embargo sur les armes actuellement applicable dans la région du Darfour serait une mesure concrète que l’ONU pourrait prendre pour protéger les civils. Pour que cette mesure soit efficace, les États africains doivent soutenir cette demande.

Enfin, les donateurs internationaux devraient accroître de manière significative l’aide humanitaire au Soudan et dans les pays voisins afin que les civils qui fuient le pays et les communautés d’accueil puissent recevoir l’aide et le répit dont ils ont désespérément besoin.

World Opinions + Human Rights Watch 

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