Longtemps, l’horizon de la paix entre Arabes et Israéliens semblait impitoyablement s’éloigner et les rêves que celle-ci portait ne relever que de l’utopie. Utopie d’hier, vérité de demain, car si les dynamiques géopolitiques à l’œuvre au Moyen-Orient sont complexes, les lignes commencent à bouger.
Les événements de ces dernières semaines – avec la décision des Émirats arabes unis et du Bahreïn de normaliser leurs relations avec Israël – portent l’espoir d’un mouvement plus large qui pourrait conduire, s’il était encouragé, à l’établissement d’une paix globale entre l’ensemble du monde arabe et Israël.
La portée des « accords d’Abraham » déborde le cadre diplomatique et stratégique moyen-oriental. Ces accords ouvrent la voie à une réconciliation historique entre Juifs et Arabes. Ils sont le reflet de profonds changements que notre pays ne peut ignorer. La France dispose d’une très ancienne expérience diplomatique dans cette région, de réseaux puissants et de relations privilégiées avec ses principaux acteurs. Alors que l’Histoire frappe à sa porte et que s’enclenche enfin une dynamique vertueuse au Moyen-Orient, notre pays ne peut se dérober et camper sur des positions obsolètes qui réduiraient comme peau de chagrin son influence dans cette région stratégique.
Depuis sa création il y a 72 ans, Israël s’est évertué à faire la paix avec ses voisins. L’hostilité née du refus arabe des plans de partage successifs de la Palestine mandataire a plongé cette région dans des conflits répétitifs qui ont opposé l’Égypte, la Syrie, le Liban, la Jordanie, l’Irak et la Libye à Israël. La constitution puis la consolidation du nationalisme palestinien furent tardives. Elle s’est formalisée dans le courant des années 1960 dans le sillage de la création du Fatah. La question palestinienne, qui fut pourtant centrale dans le monde arabe jusque dans les années 1980, est progressivement devenue périphérique en raison des échecs répétés des diplomaties européenne et américaine. Les multiples sommets et autres conférences internationales n’auront malheureusement pas permis de faire aboutir une paix tant espérée.
Le think tank Elnet France appelle Paris à profiter de la paix conclue entre le Golfe et Israël pour cesser de camper sur ses positions.
L’histoire récente vient de nous en donner la principale raison. Les Palestiniens disposaient d’un droit de véto sur l’établissement de relations entre Israël et le monde arabe. Ce levier a conduit Ramallah à rigidifier sa position, estimant pouvoir compter sur le soutien automatique de ses alliés arabes et sur la diplomatie européenne du chéquier.
« Gage d’espoir pour l’avenir »
Cet enkystement du conflit israélo-palestinien et le rôle croissant joué par les entrepreneurs identitaires religieux ont durci les positions de chacun. Le conflit est devenu un terreau fertile pour les radicaux de tous bords. Les islamistes qui menacent aujourd’hui le cœur de nos démocraties occidentales ont instrumentalisé le désespoir et le désarroi suscités par cette impasse. Émiratis et Bahreïniens ont su tirer les leçons de ces échecs en posant un regard neuf sur ce conflit séculaire.
Au-delà de la reconnaissance mutuelle, ce qui se joue derrière cette normalisation des relations entre ces deux pays du Golfe et Israël, c’est la pacification des relations entre les grands monothéismes sur le lieu de leur naissance. La reconnaissance de l’altérité juive et de son héritage millénaire dans cette région par ces deux pays musulmans est de ce point de vue un événement majeur, car la paix passe par l’acceptation de cet héritage.
Lors de son intervention à l’ouverture de la 75e assemblée générale des Nations unies, le président de la République a salué la démarche des Émirats et du Bahreïn, qu’il a qualifiée à juste titre de « gage d’espoir pour l’avenir ». Il a également appelé à « bâtir une solution ambitieuse » qui permettrait aux Israéliens et aux Palestiniens de vivre en paix et en sécurité « dans le respect des aspirations de chacun ».
La France est l’hôte des plus grandes communautés juive et musulmane d’Europe. Notre pays pourrait utilement contribuer à bâtir cette « solution ambitieuse » en élargissant le cercle de la paix à d’autres pays arabes. Nous pourrions notamment encourager le Maroc et le Liban, qui sont nos deux partenaires les plus proches au Maghreb et au Levant, à s’engager sur cette voie.
Une chose est désormais certaine. La résolution du conflit israélo-palestinien ne peut être un préalable à la normalisation des relations entre Israël et le monde arabe. Elle pourrait bien au contraire en être le corollaire. En effet, l’intégration croissante d’Israël au sein de son environnement géopolitique proche réduit la conflictualité d’une région qui offre trop souvent le triste spectacle de ses déchirements. Elle crée une dynamique vertueuse qui pourrait également profiter aux Palestiniens en offrant à ces derniers de multiples opportunités de coopérations, notamment dans le domaine économique, scientifique et technologique.
Nous formons également l’espoir que les « accords d’Abraham » donnent toute leur place à nos frères chrétiens d’Orient. Persécutées par l’islamisme radical notamment dans sa forme violente djihadiste, les communautés chrétiennes d’Orient disparaissent sous nos yeux sur les terres qui ont vu naître et se développer le christianisme. Les accords d’Abraham pourraient donner un nouvel élan aux intellectuels musulmans qui œuvrent courageusement à une réforme de l’islam. Un islam tolérant qui tourne le dos à l’obscurantisme et à la violence religieuse.
Le président de la République a eu raison de rappeler lors de son allocution à l’assemblée générale des Nations unies que la « dignité ne s’achète pas » et que la paix ne se construit pas sur « l’hégémonie » et « l’humiliation ». Cependant et dans le cas d’espèce, on ne voit pas bien en quoi l’accord signé entre les Émirats, le Bahreïn et Israël humilierait les Palestiniens. Cette normalisation israélo-arabe préserve au contraire la solution à deux États, la signature de l’accord ayant été conditionnée à la suspension par Israël de l’application de sa souveraineté sur une partie de la Cisjordanie.
L’usage abusif d’une rhétorique de l’humiliation et de l’hégémonie n’est pas sans danger. Il alimente les réflexes victimaires et l’intransigeance des parties au conflit, ce qui éloigne en retour toute perspective de paix. La diabolisation criminalisante de l’État d’Israël et la dénonciation litanique de l’impérialisme « américano-sioniste » en constituent l’un des principaux ressorts psychologiques. Cette rhétorique conduit souvent les groupes humains qui cultivent cet état d’esprit revanchard à la mobilisation violente contre les « ennemis déclarés » et les « traîtres ». Elle a été utilisée par le leadership palestinien pour dénoncer les « accords d’Abraham » ; c’est une logique de guerre car elle assimile le dialogue à la trahison, le compromis à la compromission.
Nous pourrions à cet égard nous inspirer de l’expérience juive de l’humiliation, qui est porteuse d’une signification universelle. Le peuple juif pourrait en effet tristement revendiquer le titre de champion incontesté de l’humiliation qui a culminé avec les meurtres de masses commis pendant la Shoah. Pourtant les survivants de cet enfer dantesque ont refusé de s’enfermer dans le ressentiment. Ils ont choisi de reconstruire leur vie, de refonder des familles, d’œuvrer pour un monde meilleur…
Ne nous trompons pas de combat. La paix ne se construit pas en reprenant les vieilles lunes idéologiques du passé. Ces dernières alimentent les postures intransigeantes et conduisent à une impasse. Seule une approche pragmatique et lucide en prise avec les réalités du terrain permettrait à notre pays de faire entendre sa voix. Le temps est venu d’agir avec discernement et audace. Le train de l’histoire est en marche. La France ne peut rester à quai. Notre pays doit prendre toute sa place dans ce processus de normalisation en cours entre le monde arabe et Israël en élargissant le cercle de la paix qui seul fera reculer les logiques de haine et d’affrontement.
Jean-David Benichou et Arié Bensemhoun sont respectivement président et directeur exécutif d’Elnet France, le think tank du dialogue stratégique entre la France et Israël.