Je ne répéterai pas le constat d’une société machiste depuis des millénaires. J’avais alors aligné des arguments de « bon aloi », très convaincants lorsqu’on s’adresse à la part rationnelle de chacun, mais strictement absents des comportements instinctifs. Or, l’homme demeure, au plus profond de son être, un phallocrate considérant le fait d’être servi (dans sa fonction, à table chez lui, au lit) comme une chose allant de soi.
De plus, le fait que la femme sorte, travaille, occupe un poste élevé, tout cela ne constitue pas une preuve que cette femme a définitivement chassé les archétypes immémoriaux dans lesquels elle a grandi: assurer sans se plaindre les tâches domestiques, ménagères, s’occuper des devoirs des enfants, apprêter son logement en cas de visite… tandis que l’époux, avachi devant la télévision, se repose !!
Entre 2016 et 2021, une expérience instructive a été réalisée: la commission pour les libertés individuelles ou Colibe, ordonnée par feu Béji Caied Essebsi, le 13 Aout 2017. Cette commission, constituée de neuf membres, a travaillé pendant un an pour fourni au président un dossier de 253 pages, en juin 2018. De ce document ont émané deux projets de lois : une première loi en octobre 2018 sur les libertés individuelles dans leur globalité, puis, en novembre 2018, une loi plus sélective sur l’égalité successorale. Ces deux projets ont été présentés à l’assemblée ; leur discussion et leur vote éventuel ont été fixés au mois de mai 2019. Le projet a été rejeté, non seulement par les députés d’Ennahdha et d’El Karama, mais aussi par les prétendus modernistes dont les députés de Nidaa Tounés. Ceci dresse un tableau profondément conservateur de l’assemblée, laquelle constitue un portrait assez fidèle des courants traversant la société Tunisienne. Même le président Kais Saied, interrogé sur les libertés individuelles, et notamment l’égalité dans l’héritage, a eu une réponse mitigée, opposant égalité et justice, pour favoriser, dans ce cas précis, la justice sur l’égalité.
Seuls défenseurs du projet: les tenants de la société civile dont la ligue Tunisienne des droits de l’homme, l’association Tunisienne des femmes démocrates, l’association Tunisienne de défense des libertés individuelles. C’était une sorte de « baroud d’honneur » sans aucune conséquence pratique.
Aujourd’hui, même si l’ARP n’avait pas été gelée par le président de la république, il n’y’aurait eu aucune chance pour que le projet passe: on aurait argué que cela ne figurait pas parmi les priorités du pays. Et même dans le cas d’une Tunisie sans pandémie, sans faillite financière, sans problèmes sociaux, bref un pays utopique, le projet d’égalité successorale n’aurait pas été accepté par une assemblée aussi profondément conservatrice. Même ces dames les députées auraient voté contre. Là, j’adresse un clin d’œil à madame la ministre de la femme, et madame la vice-présidente de l’ARP, toutes deux présentes sous la coupole et n’ayant absolument pas réagi lorsque Saifeddine Makhlouf a donné une raclée à Abir Moussi. Le plus « savoureux » dans l’histoire est que sous cette même coupole on a adopté une loi interdisant les violences contre la femme…
En vérité, si le code du statut personnel (CSP) était présenté aujourd’hui, ou au cours des dix dernières années, il n’aurait eu aucune chance d’être accepté. En 1956, ceux qui ont dit oui au CSP disaient, en fait, oui à Habib Bourguiba, obéissant à la règle profondément machiste du pouvoir d’un seul homme, placé au sommet d’une pyramide de soumission sociale.
Pourquoi ce refus de l’égalité devant l’héritage ? Ce refus puise ses fondements dans ce que Etienne de la Boétie nommait « la servitude volontaire » : les femmes naissent et sont élevées dans un système de valeurs instaurant une servitude qui va de soi. Qu’on l’appelle coutume ou traditions, ce système de valeurs a pour lui la force de l’habitude et le respect des générations précédentes.
La servitude volontaire plante aussi racines dans les religions monothéistes, qu’il s’agisse du Christianisme ou de l’Islam, tous deux porteurs d’une culture qui érige un modèle de société patriarcale, avec prééminence du mâle, chef de tribu, (ou chef d’Etat), chef de famille, comme le commandeur suprême qui indique comment vivre et mourir.
En vérité, homme ou femme, personne ne naît libre, c’est-à-dire doté d’une autonomie de choix et de décisions par rapport au « Système ». Dès sa naissance, l’enfant est immergé dans des coutumes, des règles religieuses et séculières qui le moulent et le déterminent. Dans ce cas, casser le moule devient terriblement difficile. Il est beaucoup plus simple de suivre le courant, de faire où on vous dit de faire. Coutumes et traditions facilitent les choix individuels, voire les annulent. Aucun effort à fournir, si ce n’est de consentir au chemin déjà établi.
Ce système patriarcal a encore de belles années devant lui: aucune société n’a autant instrumentalisé l’individu que l’ère de mondialisation et de réseaux sociaux, qui est la nôtre. Des systèmes de surveillance, de contrôle, de plus en plus sophistiqués, sont mis en place pour pister les êtres, connaître leurs particularités les plus intimes. Le système le plus répandu est le fameux Facebook: non seulement les individus sont instrumentalisés, infantilisés, mais ils sont également défaits de leur vie personnelle par un réseau qui possède leur liste de contacts, fête leur anniversaire et le fait savoir, leur propose des amis selon leur profil, leur suggère de se mettre en groupe selon leurs affinités.
L’obéissance est quelque chose qui s’apprend. Aujourd’hui, les enfants qui possèdent un smartphone ou une tablette et naviguent en toute impunité dans des univers virtuels, deviendront certainement des adultes très faciles à dominer et à faire obéir.
Mais, revenons à l’égalité devant l’héritage. Telles que les choses se présentent aujourd’hui, cette égalité est bien loin. Tant de facteurs s’y opposent : coutumes, religions, modes de vie instrumentalisés ! Il est illusoire d’espérer les dépasser tous ! On peut rêver que les femmes, soudain devenues autonomes, s’émancipent du système de valeurs et de comportements, ingérés avec le lait maternel ! Oui, on peut rêver que ces femmes s’émancipent de l’image idéale qu’elles sont censées offrir et s’occupent à vivre telles qu’elles sont et non à se mettre en scène comme on voudrait les voir ! Ou alors, on peut rêver qu’un dictateur éclairé impose, par son charisme et son autorité, l’égalité devant l’héritage, comme un fait avéré. Dans ce cas, il adviendra de cette loi ce qui est arrivé au code du statut personnel : un texte qui fait partie de l’inconscient collectif comme ensemble de droits plus théoriques qu’entrés dans la pratique quotidienne. Mais si le texte est menacé, on a vu, en 2013, des femmes descendre dans la rue pour le défendre…
Par Azza Filali – Ce titre, le même exactement, a coiffé un de mes articles, paru dans le journal « la Presse », en date du 13 Aout 2016.