Algérie, à dessein d’art et de fraternité

« J’ai découvert l’histoire de l’Algérie grâce au militantisme des ouvriers algériens d’Aix-en-Provence, où je suivais un doctorat en 1971. La municipalité souhaitait les déloger sans explication quant au lieu de leur relogement. J’étais l’interprète qui traduisait les échanges entre les politiques et ces hommes issus du peuple dont je me sentais proches », indique Claude Lemand, collectionneur franco-libanais à l’initiative de cette belle exposition qui se tient à l’IMA jusqu’au 31 juillet et intitulée « Algérie mon amour, Artistes de la fraternité algérienne, 1953-2021 ». Sa scénographie rassemble 36 œuvres de 18 artistes qui témoignent de la grande diversité et de l’exceptionnelle créativité et production de trois générations d’artistes-plasticiens d’Algérie et des diasporas. Homme-orchestre, Claude Lemand en est à la fois le donateur et le commissaire. Comment en est-il arrivé là ? 

Claude Lemand, un ciel habitué des ateliers d’artistes algériens

Ancien professeur d’université, passionné d’art, Claude Lemand visite sans cesse les ateliers d’artistes algériens dont certains deviennent ses amis et constitue au fil de plusieurs années une collection forte de près de 600 pièces d’art moderne et contemporain consacré au corpus algérien. En 2018, il en fait don à l’IMA en faisant le détenteur de la plus importante collection d’oeuvres algériennes du monde occidental.

 

Féru de bibliophilie, fervent admirateur de l’œuvre d’Abdallah Benanteur, peintre et graveur qu’il a connu et côtoyé durant de nombreuses années, Claude Lemand, entame sa collection d’art algérien moderne avec son épouse alors qu’il enseigne en Egypte comme coopérant français. Il cite avec une pointe de fierté « Matinale de mon peuple », le premier livre de l’indépendance algérienne qui présente des gravures réalisées par Abdallah Benanteur en 1962. 

S’il n’est pas un fan avoué de raï, « Algérie mon amour » faisant écho au tube à succès « Baïda mon amour » de feu Cheb Hasni, assassiné par des terroristes au plus fort de la décennie noire, Pour ce Libanais de naissance et Français de cœur, le génie du titre de cette riche exposition renvoie immanquablement au lien fraternel qui a perduré entre les artistes depuis leur arrivée en France dans les années 60. « Même après le coup d’Etat de Houari Boumediene contre le président Ahmed Ben Bella, ces peintres entretenaient des liens de fraternité. De plus, ils ont fait le choix de vivre en France s’attirant les foudres du pouvoir en place en Algérie alors qu’ils étaient favorables à l’indépendance mais souvent pacifistes. Abdallah Benanteur a ainsi dédié une série en hommage à son frère cadet, Charef, qui serait mort à sa place durant la guerre d’indépendance », souligne Claude Lemand.

Une expo qui s’ouvre sur des toiles de Benanteur

Dès lors, on sent la teneur émotionnelle du collectionneur pour ces toiles de Benanteur, enfin exposées à Paris : les peintures teintées de symbolisme, d’une quête onirique oscillant entre le tangible et l’intangible, le visible et l’invisible, le présent et l’au-delà, ouvrent la déambulation de cette exposition. A ce titre, on regrette notamment que l’espace dédiée au musée de l’IMA soit dénué d’une lumière adéquate mettant mieux en valeur de telles orfèvreries picturales. Ici, l’œuvre de Benateur est imprégnée d’une teneur idéaliste et humaniste. Elle est transfigurée par une dimension spirituelle qui parle à son idéal esthétique et éthique, à savloir le soufisme de son enfance à Mostaganem, berceau de prières et poèmes mystiques psalmodiés en arabe lors de processions au fil de fêtes religieuses à partir de livres enluminés et d’initiation à la calligraphie arabe.

Abdallah Benanteur, Le Bois d’Amour, 1981, Huile sur toile.© Musée de l’Institut du Monde arabe.

Au fil de notre déambulation, les peintures dialoguent les unes avec les autres, dans un espace-temps suspendu à la lisière de l’Algérie et de la France. Avec le jaune de Naples de Souhila Bel Bahar, la ligne couleur déploie son lieu inaugural où d’infimes détails instillent une dimension nouvelle à « Femmes d’Alger d’après Delacroix » (1962), peinture libre, audacieuse, inspirée de « Femmes d’Alger dans leur appartement ». 

En présence du pionnier Mohamed Aksouh

« C’est l’une de mes œuvres préférées, j’y vois à chaque fois une autre interprétation », confie sans ambages, le peintre, sculpteur et graveur, Mohamed Aksouh, qui participe à cette foisonnante exposition collective. Né en 1934 à Saint-Eugène (Bologhine) à l’ouest d’Alger, celui-ci incarne l’un des fers de lance de la génération des années 30 qui adoptèrent le langage abstrait.

Mohamed Aksouh, Le Saint-Georges, non daté, huile sur toile.© Musée de l’Institut du Monde arabe

Mohamed Aksouh pose par touches pastelles une réminiscence proche des paysages de son enfance algéroise. Celle-ci est profondément marquée par des référents de la culture arabo-berbère. Aux tonalités sombres des premières toiles, succède une période blanche jusqu’aux années 1990. Témoin, la peinture traversée d’éclats lumineux, présentée ici, « Sans titre » (2003, Huile sur toile). Autant de stigmates abstraits de sa terre natale, de souvenirs d’écolier, de signes de la grâce de l’enfance et de son adolescence à Alger. 

Baya dans toute la largeur de son spectre

Le bleu touareg de Baya, que l’on retrouve aujourd’hui dans les œuvres monumentales façonnées de tissus d’Abdoulaye Konaté (Mali), est une promesse heureuse et joyeuse. Débordant de vie, dessinant ses éternelles Dames aux lignes parfaites, incarnées au cœur de « Musiques » (1974), Baya ravive le pouvoir de la vie. Le geste obstiné, radical, poétique de cette exceptionnelle plasticienne fascine dans une peinture-poème, une peinture-mélodie, une peinture-baume. 

Baya, Les Rideaux jaunes, 1947.© Musée de l’Institut du Monde arabe

Quant à la tonalité de la toile « Les Rideaux jaunes » (1947), elle fait penser au jaune de Monique Frydman, Baya la coloriste y fait vibrer avec éclat sa palette jouissive. Contrairement à ce qu’on en dit, elle n’était pas exclusivement autodidacte. Adoptée à l’âge de 11 ans par Marguerite Caminat, Française établie en Algérie en 1942 après avoir fui la France occupée, elle a étudié la peinture très tôt : son art est loin d’être considéré comme naïf. Prisé par de prestigieuses collections au Royaume-Uni, au Moyen-Orient, il a également conquis les enseignants-chercheurs d’illustres universités aux États-Unis. 

Baya, Musique, 1974, Gouache sur papier.© Musée de l’Institut du Monde arabe

Baya a révolutionné les référents classiques en distillant les lignes de silhouettes multiples avec une évidente sensibilité à la couleur , des silhouettes féminines, enfantines et indéfectibles racontant, célébrant le monde autour d’une nouvelle plastique. Elle rend hommage aux instruments de musique andalouse, magnifiant, sublimant de belles femmes libres et puissantes. Pour l’écrivaine Assia Djebar, Baya est une visionnaire. Elle s’est opposée à la « réclusion de générations de femmes, enjambant d’emblée cette condamnation, comme si elle s’envolait à tire-d’aile ». 

La jeune école plasticienne à l’honneur

Plus loin, la narration féminine se poursuite avec la jeune école d’artistes-plasticiennes issues d’Algérie même et de la diaspora. On découvre ou retrouve les oeuvres de Zoulikha Bouabdellah, qui vit à Casablanca, et d’El Meya, qui vit à Alger.

Souhila Belbahar, « Femmes d’Alger » d’après Delacroix, ca 1962. Technique mixte sur papier, 54 x 88 cm. Donation Claude et France Lemand.© Musée de l’Institut du Monde arabe

A la croisée de la peinture moderne et contemporaine, elle détourne les codes ambiants de la société actuelle en évoquant la place de l’orientalisme, encore sur les traces d’images coloniales présents dans l’inconscient collectif, sensible à la révolution du sourire emmenée par diverses générations de femmes dont des moudjahidates, depuis février 2019. Dans « Le Cheval blanc » (2021) évoquant la figure de l’émir Abdelkader, la métaphore prend tout son sens. 

Une exposition qui a le mérite d’exister

« C’est une première exposition exclusivement dédiée à une collection particulière, destinée au grand public. C’est une tentative encourageante, le cercle vertueux est lancé. Elle a le mérite d’exister, mais on a envie d’en voir davantage, d’approcher au plus près l’audace et le bouillonnement de la nouvelle génération, des talents comme Nadia Benbouta. Et, d’autres artistes locaux qui pratiquent la lithographie, la sculpture, la calligraphie. Parmi eux, Arezki Larbi, Abdallah Sefou, Ali Khodja », précise Rachid Nazef, jeune collectionneur algérien, présent lors du vernissage d’ « Algérie mon amour, Artistes de la fraternité algérienne, 1953-2021 ». 

Plus proche de nous, Zineb Sedira, artiste de renom franco-algérienne qui vit et travaille au Royaume-Uni, également présente lors du vernissage de cette exposition-événement, aurait émis le souhait d’y participer, selon Claude Lemand « si l’Algérie n’a pas de pavillon à la Biennale de Venise. Fort heureusement, l’art de Zineb Sedira y rayonne ». « Elle y représente actuellement les couleurs de l’Algérie », conclut le commissaire et collectionneur. 

Autre jalon à noter : la présence de Rachid Koraïchi lors des « Dimanches de l’Algérie » dont la prochaine session se tiendra le 5 juin sur le thème de « Jardin d’Afrique ». Pour l’heure, l’efflorescence de l’art moderne et contemporain algérien se taille peu à peu une place de maître : au sein des maisons de ventes internationales, de prestigieuses fondations et galeries sous diverses latitudes. Quant à l’exposition « Algérie mon amour, Artistes de la fraternité algérienne, 1953-2021 », elle fait se rejoindre la petite histoire avec la grande en résonnant avec le 60e anniversaire de l’indépendance d’Algérie. 

Par Fouzia Marouf + Le Point

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