Livres. Alioune Badara Mbengue : « Les migrants vivent des choses qui les transforment »

Auteur d’un premier roman, « Les Flots en sanglots », Alioune Badara Mbengue a fait une entrée remarquée dans le paysage sinistré de l’édition au Sénégal. À 37 ans, ce comptable de profession aborde les mécanismes de l’émigration clandestine avec subtilité et y laisse une part importante de lui-même. Portrait.

« Ô mer, Quelle facette peut-on bien retenir de toi ? Toi qui agis toujours sous plusieurs casquettes. Autant tu es généreuse et berceuse, autant tu es étouffante et étrangleuse. Avouez donc vos crimes, Ô flots en sanglots ! » À l’image de cette citation reprise sur la quatrième de couverture de son premier roman, Les Flots en sanglots (éditions Sirius), Alioune Badara Mbengue présente aussi deux facettes. Comptable le jour et écrivain la nuit, le Dakarois de 37 ans jongle depuis quelques années entre les chiffres et les lettres, avec la même aisance. Une double casquette qu’il mène avec passion et réalisme, conscient que vivre de la littérature au Sénégal relève de l’utopie.

Sembène et le virus de la lecture

Au pays de la Teranga, publier relève du parcours du combattant. Mais il en faudrait plus pour ôter le sourire accroché au visage de celui qui a vu le jour en 1986 dans « la ville tranquille et simple » de Diourbel. Troisième enfant d’une fratrie de six, Alioune Badara Mbengue grandit au rythme des matches de foot et de l’école, dans cette cité historique du bassin arachidier située sur la route de Touba.

C’est là qu’au début des années 2000, en classe de cinquième, il découvre la lecture en tombant sur les nombreux journaux écornés d’un papa douanier, vorace d’information. « Je voulais tout lire, tout m’intéressait, se souvient-il. J’ai chopé sur le coup le virus de la lecture ». Un virus qui se propage très vite de la presse à la littérature sénégalaise, dénichée dans les bibliothèques ou les centres culturels. « J’ai commencé à lire de nombreux romans et le premier qui m’a marqué est Le Docker noir, d’Ousmane Sembène. L’œuvre du cinéaste m’a énormément inspiré car la façon dont il adapte le cinéma dans la littérature est phénoménale. » Une écriture du réel qu’Alioune Badara Mbengue savoure aussi dans La Collégienne, de Marouba Fall, L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, mais aussi dans la littérature étrangère d’Hector Malot, l’auteur de Sans famille.

Chômage et billets d’humeur

Après l’obtention de son bac, en 2005, Alioune Badara Mbengue réussit le concours de l’École supérieure polytechnique en finance et comptabilité et rallie la bruyante Médina de Dakar, à 150 km à l’ouest de Diourbel. Il en ressortira avec un DUT, point final d’un parcours scolaire sans faute dont le futur comptable est persuadé qu’il lui réserve un avenir serein. Pourtant, dès la sortie de l’école, le jeune diplômé est confronté aux galères du marché de l’emploi et enchaîne stages et découverte du chômage. À partir de 2011, dans le contexte politique effervescent du Sénégal, incarné par le mouvement citoyen « Y en a marre », Alioune Mbengue commence à écrire dans des journaux comme Quotidien. Il y rédige des « billets d’humeur contre le régime en place », dont la principale cible se nomme alors Abdoulaye Wade, président depuis 2000, qui brigue un troisième mandat. S’il « ne s’intéresse plus à la politique aujourd’hui, se contentant juste de voter », cette période militante permet au jeune homme de coucher sa frustration sur le papier. Cette première expérience d’écriture fait germer en lui l’idée d’un roman, « pour faire d’une pierre deux coups : assouvir sa passion et sortir tout ce qu’il a encore sur le cœur ».

J’AI PENSÉ MONTER DANS UNE PIROGUE… MAIS JE N’AI PAS EU LE COURAGE

Ce « besoin d’écrire » se matérialise en 2016. Pendant un an, Alioune Badara Mbengue écrit chaque jour sur le destin tragique de Tamsir, le personnage principal de son premier roman. Un jeune homme qui, malgré de brillantes études, ne parvient pas à trouver un emploi, allant de déconvenues en désillusions à Dakar. Malgré l’amour et le soutien de sa mère, il finit par se convaincre de tenter l’émigration clandestine, malgré ses lourdes conséquences… Un héros tiraillé, dont toute ressemblance avec l’auteur serait une coïncidence ? « J’ai pensé monter dans une pirogue, à un moment où je galérais financièrement, mais je n’ai jamais eu le courage de partir, reconnaît l’auteur. Comme Tamsir, je n’avais pas d’issue, alors que j’estimais avoir tout bien fait. J’étais résigné face à tant de fatalité… »

Vingt ans après Le Ventre de l’Atlantique

Presque vingt ans après la parution du classique de Fatou Diome Le Ventre de l’Atlantique – qu’il n’a jamais lu –, l’écrivain en herbe appuie son récit autobiographique sur le sujet brûlant des départs clandestins. Pour ce faire, le comptable a rencontré des personnes revenues d’Europe pour « savoir ce qu’elles avaient vu, ce qu’elles avaient vécu ». « Dans mon récit, il y a le Tamsir d’avant et celui d’après, car les migrants vivent des choses qui les transforment, dit-il. Je trouve cet aspect psychologique fondamental. » D’autant que pour l’auteur, « la société sénégalaise est dure envers les jeunes et les familles leur mettent beaucoup de pression ». « Ici, c’est toujours de ta faute si tu ne réussis pas », déplore celui qui s’est également rendu au tribunal pour rendre son récit le plus réel possible. Au fil des 222 pages, le regard qu’il nous livre sur ce sujet tragique, qui a encore fait la une des journaux au Sénégal cet été, est juste et subtil.

AU SÉNÉGAL, L’ÉCRITURE NE NOURRIT PAS SON HOMME

Son ouvrage terminé, Alioune Mbengue propose le manuscrit à l’Harmattan Sénégal, qui l’apprécie beaucoup. Problème, au pays de la Teranga, il faut souvent payer pour être édité. « Ils m’ont demandé 900 000 francs [CFA, soit près de 1 380 euros], ce qui était hors de portée. C’était mort. » Devenu comptable pour une entreprise dakaroise de transport, Alioune laisse tomber, se lance dans l’aventure de l’auto-édition avec Amazon et vend… 5 exemplaires. En 2019, il tombe par hasard sur une petite maison d’édition indépendante nommée Sirius. Le patron, David Sylla Ndeye, lui demande 150 000 francs CFA (230 euros) pour faire tirer à 100 exemplaires Les Flots en sanglots. Le livre paraît en décembre 2021.

Malgré les retours positifs et les invitations dans quelques médias, sa visibilité reste limitée. « Au Sénégal, c’est à l’auteur de faire l’édition, la promotion, la distribution… L’écriture ne nourrit pas son homme. » S’il ne sait même pas s’il a gagné de l’argent, le jeune aspirant écrivain sait que ses 100 livres se sont écoulés et que le 16 septembre, il tiendra sa première séance de dédicace à la librairie de l’Harmattan. Un clin d’œil amusant pour un auteur qui, bien qu’il ait écrit un recueil de nouvelles et un recueil de poèmes, a du mal à envisager une carrière d’écrivain. « On se revendique pays de littérature, mais rien n’est fait au Sénégal pour l’encourager ou la soutenir. Si un jour, je suis à l’abri financièrement, je rêve surtout de faire le tour du monde et de partager mon expérience par écrit pour rendre à la littérature ce qu’elle m’a apporté : le partage et l’évasion. »

Les Flots en sanglots, Alioune Badara Mbengue, Sirius Éditions, disponible à la librairie de l’Harmattan, à Dakar.

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